« Phil, c’est un peu comme un fils spirituel »

Au sortir d’une pandémie qui a sérieusement effiloché une partie du tissu social, il y a de ces rencontres qui réchauffent et redonnent en un instant tout son sens au relationnel. S’asseoir à la table de Vincent Wathelet, c’est comme s’installer au coin du feu qui crépite un soir de décembre : réconfortant. À 65 ans, ce globe-trotter invétéré continue de parcourir le monde pour mettre en images des dizaines de courses cyclistes (manches de la Coupe de France, Tour d’Oman, Saudi Tour…) par le biais de sa société de production.

Installé à Monaco depuis 1997, ce Wallon pur jus a aidé Philippe Gilbert à s’établir sur le Rocher avant d’en devenir l’agent pendant plusieurs saisons mais surtout l’ami pour la vie. Une casquette de manager qu’il revêt encore pour quelques coureurs (Démare ou Houle par exemple) avec une vision singulièrement altruiste d’un métier où le souci de l’autre n’est pas toujours érigé en valeur cardinale. « Je baigne dans le vélo depuis des décennies et j’ai la chance de posséder un carnet d’adresses plutôt épais. C’est à mes yeux un privilège que je n’ai aucunement envie de monnayer. Je sais que cela détonne et cela m’a valu les reproches de certains alors j’ai tenu à passer mes diplômes pour pouvoir continuer de rester fidèle aux jeunes que j’ai envie d’aider. Mais aussi à moi-même. » Un déterminisme très ardennais qui ne pouvait que plaire au champion du monde 2012.

Vincent, vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Philippe ?

Oui, bien évidemment (sourire). Cela remonte à la fin de l’année 2005, une saison au bout de laquelle il avait remporté le classement général de la Coupe de France après ses succès sur le Tour du Haut-Var, le Trophée des grimpeurs et la Polynormande. Comme je produis pour la télévision les différentes manches de cette épreuve, nous nous sommes rencontrés lors de la cérémonie protocolaire finale. Mon grand-père était ardennais comme Philippe, j’ai habité longtemps à Paradis qui se trouve tout près d’Aywaille et de Harzé et nous avons donc très rapidement naturellement échangé sur nos origines communes. Je l’ai ensuite revu après sa victoire sur une étape du Dauphiné (à Saint-Galmier, NDLR) l’année suivante où je m’étais énervé tout rouge parce qu’un ancien journaliste l’avait pris dans ses bras et que cela nous avait empêchés de bien le mettre en images (éclats de rire). Mais notre relation d’amitié est véritablement née un petit peu plus tard encore, avant un Milan-Sanremo qu’il était venu préparer sur la Côte d’Azur. Nous avions mangé ensemble à Monaco et parlé de mille et un sujets. Phil m’avait ensuite rappelé pour savoir si je pouvais l’aider à s’installer en Principauté, ce que j’ai évidemment accepté.

Pourquoi, à vos yeux, le contact est-il aussi bien passé entre vous ? Qu’aimez-vous chez lui ?

J’adore sa franchise typiquement ardennaise. Il est direct et pas du genre à peser les pommes : c’est soit oui soit non (rire). Sportivement, j’aime aussi son panache, la façon dont il ose prendre ses responsabilités en course. Un tempérament qui l’accompagne d’ailleurs également quand il descend de son vélo. C’est autour de cette audace qu’il a construit un gigantesque palmarès qui ne l’a pourtant jamais changé. Philippe est toujours resté lui-même ; c’est un garçon bien équilibré.

Quels ingrédients déterminent justement cet équilibre ?

Il y a d’abord et avant tout un entourage familial magnifique, un cercle extrêmement important à ses yeux. Il faut le voir avec ses enfants, c’est vraiment un super papa ! Même si cela n’a pas toujours été simple, Philippe a toujours veillé à protéger sa vie privée. Je crois aussi que la valeur qu’il a du travail est quelque chose qui le centre. Même au cœur de son exceptionnelle saison 2011, il n’a jamais perdu de vue que la rigueur dans l’approche de son métier et l’entraînement demeuraient la clé de tout. Je côtoie énormément de coureurs mais je pense que Phil est sans doute le plus sérieux que je connaisse dans l’approche qu’il a de son quotidien de sportif de haut niveau. Un coureur, j’ai l’habitude de dire que c’est une petite PME à lui tout seul. Et l’une des forces de Philippe, c’est de l’avoir rapidement compris et d’avoir étendu son spectre. Il s’est par exemple investi dans l’apprentissage des langues et, dernièrement, il est ainsi intervenu comme consultant sur les ondes d’Eurosport en italien, anglais, néerlandais et français. Philippe réfléchit bien évidemment depuis un moment déjà à sa reconversion mais je suis absolument convaincu qu’il la réussira avec brio. Car quoi qu’il touchera, il le fera avec sérieux. Je vois en lui un potentiel brillant entrepreneur. Monaco présente l’avantage de l’ouvrir à beaucoup de choses car il s’agit d’un tout petit pays mais très cosmopolite.

Vous avez, vous aussi, très bien réussi dans vos affaires. Sont-ce les mêmes ingrédients qui dirigent le succès dans le sport de haut niveau et le business ?

Je crois que si on n’est pas précis dans ses projets et peu enclin à transpirer pour gagner sa vie, il est alors impossible de réussir dans ces deux univers. Dans les affaires, on mobilise ses hommes autour d’une mission ; sur le vélo, on mobilise ses équipiers autour d’un grand objectif quand on est leader. Être coureur, j’aime dire que c’est un peu comme suivre une certaine forme de cursus. On évolue, comprend et apprend au fil du temps. Il y a tellement de choses à décoder et maîtriser…

Comment définiriez-vous la relation qui vous unit aujourd’hui à Philippe ?

L’amitié avec un très grand A (rire)… Phil représente aussi un peu une forme de fils spirituel pour ce qui est des valeurs qui nous animent autour de notre travail, de notre passion commune pour le cyclisme. Mon fils Joachim a, lui, réussi de très brillantes études et suit les traces de son grand-père dans le monde juridique. L’amour que j’ai pour le vélo, je suis convaincu que je le garderai jusqu’à mon dernier jour. C’est lui qui me porte dans mon métier chaque jour, qui me donne envie de magnifier les coureurs à l’écran.

Votre fonction est effectivement articulée autour de l’émotion. Quel est le plus beau moment que Philippe vous ait fait vivre au cours de sa carrière ?

Chaque victoire est une émotion singulière mais Liège-Bastogne-Liège restera spécial. C’était chez lui et je suis convaincu que la passion du cyclisme est liée à ce type d’ancrage. J’ai commencé à aimer le vélo parce que la Flèche wallonne passait rue des écoliers à Seraing où j’habitais quand j’étais gamin. Je courrais devant la porte dès que j’entendais la musique Rodania.

À quel moment Philippe vous a-t-il surpris le plus dans l’un de ses choix ?

On a toujours discuté de manière très sereine de chacune des décisions importantes qui ont jalonné sa carrière, mais le choix le plus difficile a dû être posé lorsqu’il a quitté l’équipe Lotto fin 2011 pour aller chez BMC. Andy Rihs (le mécène de la formation suisse, NDLR) était un homme exceptionnel qui a beaucoup apporté à Philippe. Au-delà du brillant homme d’affaires qu’il était, il incarnait surtout un fantastique passionné porteur de projets comme la piste qu’il a construite à Granges ou les vélos électriques Stromer qui étaient bien plus que des prototypes puisque cette marque est aujourd’hui la référence absolue dans le secteur. Je crois d’ailleurs que si Phil commercialise ces produits dans son magasin à Monaco, c’est pour rendre une forme d’hommage à son héritage. Cela résume d’une certaine manière sa droiture et sa fidélité en amitié.

L’imaginez-vous un jour vivre sans un lien étroit avec le vélo ?

Philippe possède l’intelligence, le savoir-faire et la compétence pour entrer dans d’autres domaines que celui-là. A-t-il envie d’y rester immergé après sa carrière de coureur ? Lui seul a la réponse mais je ne pense pas qu’il ait le souhait de s’en détacher totalement. Il est par exemple très investi dans la sécurité des coureurs et des usagers du vélo de manière plus générale. C’est vraiment un combat qui lui tient à cœur et qu’il veut mener à bien. Pour le reste, je ne sais pas trop car Phil est encore coureur et il veut penser comme tel. Il a une détermination folle pour terminer en beauté.

Ressentirez-vous un vide lorsque vous serez aux commandes de la production d’une course sur laquelle Philippe était un habitué et que vous ne retrouverez plus son nom dans la liste des engagés ?

Non, pas du tout. Sa chute sur le Tour 2018 dans la descente du Portet d’Aspet m’a beaucoup marqué. J’étais totalement figé devant l’écran de la télévision, comme tout le monde je pense. Je suis allé le voir ensuite à son hôtel mais j’ai, ce jour-là, vraiment eu peur pour mon ami. C’est le genre de trucs qui réveille instantanément de mauvais souvenirs…

Même s’il a pris des coups et que son corps ne ressort pas totalement indemne de 20 saisons dans le peloton pro, je suis malgré tout soulagé qu’il puisse conclure en bonne santé. Quand on s’attache autant à quelqu’un, on n’a tout simplement pas envie qu’il lui arrive quelque chose de moche. Pour en produire beaucoup en télévision, les courses m’apparaissent de plus en plus violentes si je peux m’exprimer de la sorte. Comme il y a de moins en moins de places dans les équipes, de plus en plus de coureurs sont prêts à prendre des risques que je considère parfois comme démesurés. Je trouve que le cyclisme d’aujourd’hui est beaucoup plus dangereux que celui d’il y a dix ans.