«Philippe Gilbert est une sorte d’aspirateur ascensionnel»

Manager de l’équipe Omega Pharma-Lotto pendant la fantastique saison 2011 de Philippe Gilbert, Marc Sergeant a toujours nourri une affection particulière pour le Wallon.

Patron de Philippe Gilbert de 2009 à sa fantastique saison 2011 avant de le retrouver dans un rôle de directeur sportif en 2020, Marc Sergeant a accepté d’évoquer durant près de deux heures l’un des coureurs qui aura marqué sa carrière de dirigeant.

Marc, pouvez-vous d’abord nous raconter comment s’est concrétisée l’arrivée de Philippe chez Silence-Lotto en 2009? En avez-vous été le moteur?

C’est une bonne question d’introduction car elle résume la personnalité de Philippe (sourire). De 1997 à 1998, j’ai été sélectionneur national pour les juniors et les pros. J’avais pour habitude d’assister, dans les Ardennes, à certaines courses de côte organisées pour les catégories d’âge et je me souviens très bien que sur chacune de ses épreuves, Philippe venait me saluer alors qu’il n’évoluait encore que dans la catégorie débutants. La première fois, il s’est présenté à moi en me détaillant un palmarès qui ne m’avait pas échappé avant d’ensuite entretenir le contact. Cela m’avait marqué et j’ai donc toujours suivi sa carrière de près. Son choix de passer pro au sein de la Française des Jeux était très intelligent car cela l’éloignait alors d’une forme de pression que les médias belges installent parfois trop tôt sur les épaules de nos talents. Déjà au milieu de sa période de six années chez Madiot, je me souviens l’avoir approché pour tenter de le convaincre de rejoindre l’équipe Lotto. Il m’avait alors répondu qu’il était trop tôt mais qu’il me ferait savoir quand le moment opportun arriverait. En 2008, c’est donc lui qui est revenu vers moi en me faisant part de son envie de changer d’air, de rejoindre une formation à l’identité davantage tournée sur les classiques. Je ne dirais pas que j’étais surpris de sa démarche mais je sais que parfois il y a une marge entre les mots et les actes dans le monde du vélo. Avec Phil, ce n’est cependant pas le cas. Une parole d’Ardennais, cela vaut de l’or (rires).

Comment se sont déroulés ses débuts en 2009?

Ils n’ont pas nécessairement été simples mais il a terminé cette saison en boulet de canon en enchaînant quand même quatre victoires d’affilée sur la Coppa Sabatini, Paris-Tours, le Gran Piemonte et le Tour de Lombardie, son premier monument. Cette période a également coïncidé avec le titre de champion du monde de Cadel Evans et le transfert de l’Australien vers la formation BMC en vue de la saison 2010. Le départ d’Evans l’a amené à asseoir sa position de leader, à prendre les rênes de l’équipe en main, si je peux m’exprimer ainsi. En avril, il gagnait pour la première fois l’Amstel Gold Race, une épreuve néerlandaise sur laquelle sa science de la course a toujours fait particulièrement merveille.

Que voulez-vous dire par là?

Au-delà du Cauberg qui colle parfaitement à ses capacités physiques, l’Amstel est une course souvent nerveuse qu’il faut savoir lire. Dans la foulée de son quatrième succès sur les hauteurs de Valkenburg en 2017, la télévision flamande a réalisé un reportage dans lequel Philippe décortique sa journée, de sa très lourde chute au sprint qu’il remporte devant Kwiatkowski. Le récit est fascinant! On mesure au travers de ses propos à quel point il analyse absolument tout en permanence, il scanne sans cesse ses adversaires et la situation de la course pour s’y adapter. Il y a très peu de coureurs qui possèdent un tel flair. Quelle lucidité! Je vous avoue d’ailleurs avoir utilisé plus tard ce documentaire auprès de Benoot et Wellens pour les sensibiliser à l’importance de cet aspect de la course.

Durant toute sa carrière, Philippe a cherché à parfaire son apprentissage, à compléter la palette de ses qualités mais tout cela sans jamais se prendre trop au sérieux.

Ses anciens équipiers le présentaient en effet souvent comme un réel amuseur public. Gardez-vous certaines anecdotes à l’esprit?

Il adorait chambrer notre chauffeur de bus. Un jour, lors du Tour de France, je me souviens que Philippe lui avait demandé où il avait reçu son permis parce qu’il avait eu le malheur de caler le moteur. Ni une ni deux, le chauffeur lui a proposé de prendre le volant et Philippe a obtempéré (éclat de rires)! Je précise quand même que nous rentrions dans le padcock à très faible allure et qu’il n’y avait donc pas de réel danger mais je crois que certains spectateurs ont été un peu surpris de voir le bus Omega Pharma-Lotto débarquer avec Phil en chauffeur vêtu de son maillot de champion de Belgique. Même avant une échéance importante, il arrivait à toujours installer une atmosphère très relaxe. Mais une fois qu’il montait sur la selle, il troquait cette décontraction pour le sérieux le plus absolu.

On dit souvent qu’un leader a le pouvoir d’élever le niveau d’une équipe et de ses partenaires. Était-ce le cas de Philippe entre 2009 et 2011?

Oui totalement. Phil aspire tout le monde vers le haut et l’un des plus beaux exemples est sans doute la victoire d’étape de Jelle Vanendert sur le Tour de France en 2011 au Plateau de Beille. Tout avait pourtant démarré d’un chambrage. Philippe, qui avait rebaptisé Vanendert Rachid, lui avait juré qu’il le lâcherait sur l’étape de montagne qui menait à Luz Ardiden. Le Wallon s’était accroché dans la montée du Tourmalet pour tenir la roue des meilleurs grimpeurs avant d’attaquer dans la descente très rapide. Vanendert avait alors sauté dans la roue de Samuel Sanchez, un super descendeur, pour rentrer sur Phil avant de se détacher dans la montée avec l’Espagnol derrière qui il avait terminé deuxième. Mais le surlendemain, Jelle s’imposait dans les Pyrénées. Très probablement car il avait pris confiance en ses moyens…

Philippe était exigeant envers lui-même comme avec ceux qui l’entourent. Après avoir rencontré des problèmes avec son vélo, nous étions finalement parvenu à trouver les bons réglages à la veille d’une édition de l’Amstel. Afin d’être certain que plus rien ne bouge jusqu’au départ, on avait rangé le vélo dans le bus (rires)…

Lorsque vous avez retrouvé Philippe en 2020, pour son second passage dans l’équipe Lotto devenue Lotto-Soudal, le coureur et le personnage qu’était le Wallon dix ans plus tôt avaient-ils changé?

Non, Philippe est toujours resté le même homme et c’est, à mes yeux, l’une des plus belles réussites de sa carrière. Son incroyable palmarès ne lui est jamais monté à la tête. Sa chute à Nice sur le Tour 2020 continue cependant malheureusement de le poursuivre encore aujourd’hui. Sur le moment, j’ai franchement pensé qu’il s’agissait de la fin de sa carrière. Le genou est une articulation essentielle pour un cycliste et cela faisait deux blessures coup sur coup au même endroit après sa cabriole sur la même épreuve dans le Portet d’Aspet en 2018. Au-delà du physique, j’ai le sentiment que cela a opéré une forme de fracture mentale chez lui.

Trois semaines plus tôt, il avait démontré être encore capable de très belles choses en prenant par exemple la neuvième place de Milan-Sanremo et voilà que toutes ses ambitions de victoire d’étape sur une Grande Boucle qui proposait de nombreuses opportunités pour un coureur de son profil s’effondraient alors que la plus grande course du monde s’élançait à peine, à quelques kilomètres de son domicile monégasque… Il était habité d’une telle envie qu’il a sans doute voulu revenir trop tôt dans la foulée de cette blessure. L’abandon n’est pas un mot qui fait partie de son vocabulaire.

Lors de votre départ de l’équipe Lotto à l’automne dernier, il a tenu à vous rendre un large hommage sur les réseaux sociaux mais surtout en interne. Cela vous a-t-il surpris?

Cela m’a fait extrêmement plaisir. Avec Phil, c’est souvent blanc ou noir dans les relations humaines. Au soir de ce Tour du Benelux il a souligné à quel point lui et les autres coureurs auraient aimé continuer à travailler avec Herman Frison et moi-même, mais la décision de l’arrêt de cette collaboration venait de plus haut… Nous avons pris le temps de faire quelques selfies et aujourd’hui encore, il nous arrive encore d’échanger des messages. Je sais cependant à quel point des personnages comme lui peuvent être sollicités et je ne souhaite pas être trop invasif. Je respecte leur quiétude et leur vie privée. Mais je sais que notre relation ne se délitera jamais, Phil est quelqu’un d’extrêmement fidèle en amitié. Je n’oublierai jamais qu’en 2012, il m’avait invité avec ma femme à Monaco. Philippe avait beaucoup insisté pour que nous venions passer une semaine sur la Côte d’Azur afin de nous relaxer. Alors qu’il évoluait déjà chez BMC il m’avait relancé en soulignant que ce n’était pas parce qu’il évoluait sous d’autres couleurs que son invitation ne tenait plus. Comme il était compliqué de trouver une période de sept jours dans l’agenda, nous nous étions mis d’accord pour un séjour de trois jours. Quelques heures plus tard il m’envoyait par mail les billets d’avion, la réservation d’hôtel ainsi que celle d’un transfert en hélicoptère de Nice à Monaco. La classe, il n’y a pas d’autres mots.