« Philippe fait partie du grand monde »

Premier directeur sportif de Philippe Gilbert sur le circuit professionnel, Marc Madiot estime que le Remoucastrien s’inscrit dans une caste particulière, celle des champions qui ont gagné sur tous les terrains.

Marc Madiot est un passionné. Émotif, il n’hésite pas à donner de la voix quand il l’estime nécessaire. Ses réactions, parfois très épidermiques, font le bonheur des chaînes de télévision. En attendant, l’ancien double vainqueur de Paris-Roubaix (1985 et 1991) est l’un des monstres sacrés du cyclisme mondial. Depuis 1997, il est l’homme fort de la Française des jeux dont il est, aujourd’hui encore, le manager. Preuve que l’homme compte dans le milieu sportif français, il a été fait Chevalier de la Légion d’honneur en 2007.

Il compte également dans la carrière de Philippe Gilbert. C’est, en effet Madiot qui lui a mis le pied à l’étrier, lui qui fut le premier à croire au Remoucastrien. Enfin, c’est avec lui comme directeur sportif que notre compatriote a signé ses deux victoires au Nieuwsblad, en 2006 et 2008. À l’époque, les deux hommes ont tissé des liens qui demeurent très forts aujourd’hui. « Notre relation dépasse le cadre du vélo », nous a-t-il expliqué lors d’un long entretien téléphonique au cours duquel il a nous a gratifiés de quelques formules savoureuses comme il aime le faire.

Marc, quand avez-vous entendu parler de Philippe Gilbert pour la première fois?

Un journaliste de l’époque, Jean-François Quénet, m’a dit qu’un jeune marchait très fort, qu’il fallait que j’aille le voir. Du coup, je me suis rendu au Tour de Picardie des Espoirs. Et là, j’ai vu un gamin au teint juvénile qui attaquait dans tous les sens. C’était bien de voir ça. Il n’avait peur de rien et dégageait une détermination rare. Il paraissait infatigable. Du coup, un matin, j’ai pris la voiture et je me suis rendu chez ses parents. On a discuté avec son frère, sa famille et lui, et j’ai compris très vite qu’il viendrait chez nous. Cela s’est réglé très facilement. Nous avons paraphé le contrat sur un coin de table. Notre aventure commune a commencé comme ça.

À votre avis, pourquoi a-t-il fait ce choix?

Je crois qu’il voulait vivre sa vie, avoir une liberté de mouvement. Je pense qu’il aurait été plus enfermé s’il était resté en Belgique. Il aurait sans doute eu plus de pression, aussi, s’il avait rejoint une équipe belge. Même si je ne peux que me féliciter de son choix, je suis convaincu que c’était le meilleur pour lui à ce moment-là.

Vous doutiez-vous déjà qu’il serait un grand coureur?

Je mentirais si je vous disais que je m’attendais à ce qu’il se construise un aussi grand palmarès. Parce que si Philippe avait d’indéniables qualités, il n’était quand même pas largement au-dessus du lot. En fait, il n’était pas encore formé physiquement. En revanche, il avait quelque chose de différent. Il ne doutait vraiment de rien. En outre, il avait déjà compris les exigences et le fonctionnement du cyclisme professionnel. Il a eu une compréhension très rapide. Ce n’est pas toujours le cas avec les plus jeunes. Philippe n’avait pas seulement une ambition énorme, il avait aussi l’œil vif, le regard perpétuellement en mouvement. J’ai toujours dit que Philippe a des yeux dans le dos mais c’est vraiment ça. C’est rare. Il peut être en tête de la course, il sait ce qu’il se passe derrière. Il a une intelligence de course bien au-delà de la moyenne. Il est d’ailleurs désavantagé dans le cyclisme moderne où l’on improvise beaucoup moins. S’il n’y avait pas eu toutes ces aides technologiques, Philippe aurait un plus beau palmarès encore, j’en suis persuadé. L’oreillette banalise l’intelligence des coureurs.

Vous dites qu’il était différent. Expliquez-vous.

Disons qu’il était toujours à l’affût. Il savait ce qu’il voulait mais écoutait les autres et prenait les conseils dont il estimait avoir besoin. Il observait beaucoup, aussi. Par ailleurs, Philippe a eu une progression linéaire. Il n’est pas arrivé de nulle part.

Quel souvenir gardez-vous de vos années de collaboration?

Un très bon souvenir. Nous sommes d’ailleurs restés amis et j’aurais bien aimé qu’il revienne au sein de l’équipe, plus tard dans sa carrière. Mais malheureusement, je ne disposais pas des moyens financiers pour l’attirer chez nous.

Ce que j’apprécie également beaucoup chez lui, c’est qu’il est un vrai coureur. Il a le sens de la course, roule de manière spontanée, à l’ancienne. C’est beau à voir.

Où le situez-vous dans la hiérarchie des coureurs que vous avez eus sous votre direction?

Je le classe dans le top 5. Largement! Il aura été un homme marquant de la vie de l’équipe. Par son caractère et ses victoires. Lui et moi, on s’est toujours compris. Parce qu’on est un peu les mêmes. Nous disons les choses clairement, allons droit au but. Quand nous devons aller d’un point A à un point B, nous prenons toujours le chemin le plus court. Et ce que j’apprécie également beaucoup chez lui, c’est qu’il est un vrai coureur. Il a le sens de la course, roule de manière spontanée, à l’ancienne. C’est beau à voir.

Êtes-vous surpris par son palmarès?

Non, même si je ne m’attendais pas forcément à ce qu’il gagne sur tous les terrains. Qui aurait pu dire qu’il allait remporter le Tour des Flandres et Paris-Roubaix? D’ailleurs, son succès à Roubaix, il se l’est adjugé autant avec la tête qu’avec les jambes. En fait, sa victoire dans l’Enfer du Nord lui correspond bien.

Expliquez-vous!

Ce succès est peut-être celui qui illustre le mieux son intelligence de course. Il a construit sa victoire pièce par pièce. Il savait exactement ce qu’il fallait faire, comment s’imposer au sein d’une équipe exceptionnelle. Son caractère s’est totalement exprimé ce jour-là.

Ses deux victoires au Nieuwsblad, c’est avec vous qu’il les a signées…

Je m’en souviens bien. La première fut assez irréelle. Tout s’est très bien enchaîné pendant la course. On ne s’y attendait pas forcément mais elle est tombée à point nommé pour lui. Elle est arrivée au moment où il a éclaté au niveau international. Dans ce succès, comme dans le deuxième, il y avait tout : l’intelligence, l’anticipation, la force… C’était le triomphe d’un coureur complet.

Que lui aura-t-il manqué dans sa carrière?

Rien. D’accord, il n’a pas gagné Milan-Sanremo. Et alors? Il a remporté un tas de grandes courses et s’est imposé sur tous les terrains. Quand on insiste sur le fait qu’il n’a pas épinglé la Primavera à sa boutonnière, c’est pour le show. C’est une histoire pour les journalistes. Ça ne changera pas sa vie.

Quelle place occupe Philippe Gilbert dans l’histoire du vélo?

Philippe fait partie du grand monde. Il s’inscrit dans une caste particulière parce qu’il a gagné durant de nombreuses années sur tous les terrains. Cela lui correspond parfaitement parce que pour gagner partout, il faut pouvoir s’adapter. Et pour s’adapter, il faut faire preuve d’intelligence. À mes yeux, Wout van Aert a le même profil. Il peut s’ériger en digne successeur de Philippe. Il a également une très large palette de coups, comme il l’a montré l’an dernier au Tour de France.

Que lui avez-vous apporté?

Pas grand-chose. Philippe aurait réussi sans nous. Mais bon, comme la plupart des jeunes, il voulait tout très vite. Il a fallu calmer son impatience. Peut-être lui ai-je appris ça mais il faudrait lui poser la question.

Quels rapports entretenez-vous avec lui aujourd’hui?

Nous avons une relation amicale. Philippe occupera toujours une place à part pour moi. J’ai toujours été heureux qu’il gagne une course. Je me souviens de l’émotion immense que j’ai ressentie quand il a gagné Liège-Bastogne-Liège.

Un collègue, qui avait pu faire la course à vos côtés dans la voiture, nous a dit que vous aviez eu la chair de poule…

Cela veut tout dire. Quand Philippe gagne quelque chose, ça me fait toujours très plaisir.