« Philippe, c’est un Ardennais pur jus »

Parmi les plus proches suiveurs de Philippe Gilbert, Didier Malempré, journaliste à « L’Avenir » pendant 32 ans, évoque ses souvenirs dans la roue du Remoucastrien.

De ses vingt années à couvrir le cyclisme professionnel pour « L’Avenir », Didier Malempré en a passé une bonne partie à relater les exploits de Philippe Gilbert. « À part ces deux dernières saisons, j’ai tout vécu », résume l’homme aux 20 Tours de France. Alors, le Phil’, il le connaît bien. Sportivement, évidemment, mais aussi un peu personnellement, « à force de le croiser avant et après les courses ». Interview.

Didier Malempré, quels sont vos premiers souvenirs de Philippe Gilbert sur le circuit professionnel ?

Comme beaucoup d’autres confrères, j’ai commencé à m’intéresser vraiment à lui à partir de 2005.  À cette époque, il commençait à faire quelques belles places d’honneur avec La Française des Jeux. On sentait qu’il y avait de la qualité en lui, mais personne n’osait s’emballer. Cette impression s’est confirmée un an plus tard, lorsqu’il gagne l’ancien Circuit Het Nieuwsblad et décroche le titre de vice-champion de Belgique. On comprend alors qu’on est face à un coureur un peu différent, mais tout le monde reste assez prudent. Dans le cyclisme, tout peut changer tellement vite…

À partir de quand son statut a-t-il changé à vos yeux ?

Je pense que c’est en 2009, quand il enchaîne réellement les grosses performances. Au-delà de ses victoires sur Paris-Tours, le Giro et le Tour de Lombardie, ce sont surtout ses accessits au Tour des Flandres, à l’Amstel Gold Race et à Liège-Bastogne-Liège qui ont retenu l’attention. Dans l’esprit de beaucoup d’observateurs, dont le mien, il ne fait plus partie de la catégorie des coureurs capables de réaliser l’un ou l’autre exploit sur leur saison : il fait désormais partie de ces leaders qui roulent toujours pour la gagne. Pour tout journaliste belge, écrire ou parler de Philippe Gilbert devient alors inévitable.

Comment percez-vous alors son ascension ?

Dans les années 2000, le cyclisme wallon se cherchait son Tom Boonen. Il y avait déjà de bons coureurs du cru dans le peloton – comme Christophe Brandt, Christophe Detilloux et Thierry Marichal – mais ils gagnaient rarement des courses. Dès lors, dès que Philippe Gilbert a commencé à enchaîner les victoires, on a senti qu’il y avait un gros engouement autour de sa personne. Pour nous, journalistes wallons, c’était encore plus stimulant : on se trouvait face à un mec du coin qui était capable de jouer les premiers rôles. On ne pouvait pas rêver mieux. La seule chose qu’on espérait, c’était qu’il continue sur sa lancée.

Ce qu’il a fait puisqu’il a réalisé une belle année 2010, avec une première victoire à l’Amstel et un deuxième succès en Lombardie…

Et c’est sans doute là une des grandes qualités de Philippe Gilbert : il ne considère jamais que tout est acquis. Là où d’autres se contentaient de deux ou trois bonnes saisons, Phil’ en voulait toujours plus. Et plus il était fort, plus il allait loin dans la douleur. Dès qu’il avait atteint un objectif, il pensait déjà au suivant.

Est-ce que c’est ce qui explique sa saison parfaite en 2011, selon vous ?

Ça y a contribué, en tout cas. Parce qu’il y a beaucoup de coureurs qui auraient décroché mentalement après une victoire comme celle qui était la sienne à Liège-Bastogne-Liège. Mais non, pas Philippe. Lui, bien qu’il venait de s’imposer à la Doyenne – celle dont il rêvait depuis toujours – il pensait déjà à l’édition suivante, au maillot jaune et aux autres grandes classiques qu’il n’avait pas encore remportées.

Cette année-là, vous avez beaucoup écrit sur Philippe Gilbert : est-ce que ça n’a pas été compliqué à la longue ?

Pas vraiment parce qu’il a une capacité d’analyse très impressionnante. Certains coureurs sont incapables de partager leurs émotions ou d’expliquer ce qui leur a permis de s’imposer. Mais Philippe Gilbert, lui, est un vrai bon client : il raconte et dissèque les moments importants de chaque course à laquelle il prend part. Pour vous expliquer une tactique ou un fait de course, il n’y a pas mieux.

Pour le grand public, Phil’ représente bien la Belgique : il est fier de ses origines et ne se prend pas la tête.

Malgré tout, n’avez-vous pas senti une certaine lassitude autour du phénomène Gilbert ?

Pas vraiment. D’une part, parce qu’il en voulait toujours plus. Et d’autre part, parce qu’il n’a pas eu une carrière monotone. Contrairement à Alejandro Valverde, qui a aussi marqué son époque, Philippe a connu pas mal de hauts et de bas durant les dix dernières années. Entre ses débuts compliqués chez BMC et ses chutes dans le Tour de France, il a dû se battre à plusieurs reprises pour revenir au plus haut niveau. Et ça, les gens apprécient. C’est ce qui fait que le grand public était aussi heureux pour lui quand il a gagné le Tour des Flandres en 2017 et Paris-Roubaix en 2019, par exemple.

Et même déjà les Mondiaux en 2012, peut-être ?

Aussi, oui. Pour les Belges qui étaient sur place à Valkenburg, la victoire de Gilbert restera sans doute un grand souvenir. Pour ma part, je me rappelle d’avoir vu toute la famille de Philippe savourer son sacre dans un café à proximité de la ligne d’arrivée : c’était génial à voir tellement ça débordait de bonheur. C’était sans doute un peu excessif par moments mais c’était tellement émouvant.

Les coureurs et les journalistes peuvent tisser parfois des liens très étroits. Quel type d’homme est Philippe Gilbert en dehors des courses ?

C’est un gars entier, très professionnel et très à l’écoute de ses besoins. En stage, s’il veut terminer sa journée d’entraînement par une bière, personne ne l’en empêchera. Et s’il a quelque chose à dire à quelqu’un, il ne s’en privera pas.

C’est-à-dire ?

Philippe n’aime pas l’injustice, par exemple. Alors, le jour où un confrère journaliste a partagé trop d’inexactitudes sur son installation à Monaco, il n’a pas apprécié. Et il ne s’est pas gêné pour en faire part ouvertement à cette personne. En fait, c’est un Ardennais pur jus : il est très gentil mais il ne faut pas lui marcher sur les pieds.

Est-ce qu’il est aussi blagueur qu’il en a l’air ?

Clairement. D’ailleurs, je me souviens d’un Tour de France où il s’amusait à parler en wallon aux journalistes belges afin que les Français ne puissent pas comprendre ce qu’il se racontait. Ça le faisait beaucoup rire. Par contre, ce qu’on sait beaucoup moins, c’est à quel point il aime passer du temps dans la nature. Il a d’ailleurs quelques hectares de terre du côté d’Aywaille. S’il le pouvait, je pense qu’il passerait une bonne partie de son temps libre à contempler de beaux paysages.

Selon vous, qu’est-ce qui fait que Philippe Gilbert est aujourd’hui encore tellement apprécié ?

Sa simplicité, je pense. Pour le grand public, Phil’ représente bien la Belgique : il est fier de ses origines et ne se prend pas la tête. En plus, il parle le français et le néerlandais. Et puis, sportivement, il a proposé un cyclisme que l’on n’avait plus l’habitude de voir sur les courses professionnelles, avec du panache et de l’envie. Les oreillettes et tout ça, il n’en a pas besoin : c’est tout l’inverse des robots qu’on rencontre parfois. La science de la course, elle se trouve dans ses jambes. Avec Vincenzo Nibali, c’est le seul gars que j’ai suivi toutes ces années qui pédalait réellement à l’instinct.

Avec le recul, est-ce que sa longévité dans le peloton vous étonne ?

Pas vraiment. Pour connaître un peu sa routine à l’entraînement, je sais à quel point il peut être professionnel. Il prend constamment soin de lui, peut-être encore plus ces derniers temps. Ce n’est donc pas très étonnant de le voir raccrocher son vélo aussi tard. Et n’en déplaise à ceux qui s’imaginent autre chose, je ne pense pas qu’on puisse rester compétitif en ayant pris des saloperies pendant des années.

Quel héritage laissera Philippe Gilbert, selon vous ?

Difficile à dire. Je pense que beaucoup de gens se souviendront avant tout de son palmarès. Remporter des étapes sur les trois grands Tours, presque toutes les classiques et un championnat du monde en l’espace de quelques années, c’est juste incroyable ! Combien de cyclistes peuvent afficher un tel palmarès ? En Belgique, à part l’exception Merckx, on peut les compter sur les doigts d’une main, je pense. D’un point de vue plus personnel, je retiendrai sans doute aussi des moments plus intimes entre deux courses, quand on profitait d’une soirée de repos pour échanger sur la vie de tous les jours, sur le monde qui nous entoure. Ce sont des souvenirs qui resteront gravés en moi.