Ancienne capitale de l’État, la très conservatrice Goiás n’en demeure pas moins le berceau de la réforme agraire.

Elle est l’un des joyaux du Brésil. Goiás, fondée en 1726 par Bartolomeu Bueno da Silva, a conservé son architecture baroque, pérennisé ses traditions séculaires et préservé sa nature exubérante. Depuis 2001, le centre historique de cette ancienne capitale d’État est reconnu comme Patrimoine Historique et Culturel de l’Humanité par l’UNESCO.

Mais derrière ces atours empreints de conservatisme – Goiás est d’ailleurs un bastion historique de la droite conservatrice – se cache ni plus ni moins que le berceau de la réforme agraire.

« C’est ici, en 1986, que fut reconnu par l’État le premier campement d’occupation, baptisé Mosquito », énonce fièrement Aguinel da Lourenço Fonseca Filho, adjoint du préfet.

Cet ancien coordinateur de la Commission pastorale de la Terre (CPT) à Goiás reconnaît pourtant que « la région n’est pas propice à la pratique de l’agriculture. Mais il existe pourtant ici une valorisation des populations vivant dans les campagnes ».

Prise de conscience

Ce paradoxe tire son origine dans l’histoire religieuse du continent, mais aussi et surtout dans l’une des figures emblématiques de la lutte pour l’accès à la terre au Brésil.

« Le concile Vatican II et la Conférence des évêques d’Amérique latine (CELAM) ont permis à l’Église de prendre conscience de la marginalisation des pauvres, reprend Aguinel. Ici, sous l’impulsion de l’évêque Dom Tomás Balduíno, fondateur de la CPT, un grand travail a été réalisé avec les écoles, mais aussi grâce à l’Église, à travers la lecture de la Bible, pour encourager les familles à conquérir leurs terres et à prendre leur place dans la société. Actuellement, il existe 24 campements d’occupation reconnus par l’État sur le territoire du municipe ! »

Changer les mentalités

Depuis deux ans, Aderson Liberato Gouvea occupe la fonction de préfet (ou maire) de Goiás. Il appartient au même parti que le président Lula, le PT. Goiás fait d’ailleurs figure d’exception dans cet État fortement influencé par l’agrobusiness : seules 3 des 246 municipes sont gouvernés par un préfet appartenant au PT.

« Nous voulons creuser notre propre chemin, explique Aderson. Nous avons par exemple décidé d’investir massivement dans l’éducation, notamment dans les écoles dans les campagnes. Nous avons aussi mis en place un système d’aide sociale et la gratuité dans les transports publics. De plus, nous avons créé une banque locale d’investissement qui peut accorder des crédits aux petits propriétaires. Nous luttons aussi pour les droits des femmes et l’égalité entre les différentes communautés. Nous voulons montrer que chaque citoyen a sa place au sein de la société. Dans cette région très conservatrice, nous changeons petit à petit les mentalités. »

Mais le chemin reste long. Lors du scrutin présidentiel dernier, les partisans de Bolsonaro ont dressé des barrages, empêchant les partisans de Lula d’aller voter.  « Le pays est aujourd’hui très divisé. Les politiques publiques doivent permettre de mieux informer la population et mieux communiquer avec les oligarchies familiales qui concentrent les terres et le pouvoir », conclut Aderson.

La Commission pastorale de la Terre (CPT), soutien aux résistances des communautés rurales

Les oppositions, parfois extrêmement violentes, entre les travailleurs ruraux de la réforme agraire d’une part et les grands propriétaires fonciers de l’agrobusiness d’autre part sont nombreuses au Brésil.

Dans ce contexte et afin de soutenir les premiers cités, la Conférence nationale des évêques, sous l’impulsion de Dom Tomás Balduíno, évêque de Goiá, a créé en 1975 la Commission pastorale de la terre (CPT).

Plus généralement, la CPT offre un appui à « tous ceux qui subissent des menaces et des violences de la part des voleurs de terre (les grileiros), des compagnies minières, des grands propriétaires en général et de ceux qui refusent à ces familles le droit d’acquérir un terrain pour produire ou de rester sur la terre où ils vivent, explique Saulo Ferreira Reis, l’un des coordinateurs de cet organisme dans l’État de Goiás. Plus précisément, elle enregistre et surveille les conflits, dénonce l’injustice et garantit à ces familles leurs droits à la terre. En outre, la CPT soutient tous les processus de résistance de ces communautés victimes de violences et les actions qui créent du travail et un revenu familial, de la production agricole sans pesticides, de l’émancipation des femmes, ainsi qu’un accès aux politiques publiques. »

« Sur l’ensemble du territoire national, nous avons répertorié plus de 27 000 conflits liés à l’accès à la terre, détaille Flávio Marcos, responsable du centre de documentation de la CPT. Sous le gouvernement précédent, celui de Jair Bolsonaro, les chiffres ont explosé : plus de 3 000 depuis 2019. En 2022, 44 personnes ont été assassinées dans un tel contexte. »

Dom Rixen, le visage belge des « sans terre » au Brésil

Présent depuis plus de 40 ans au Brésil, le Calaminois Eugène Rixen a toujours marqué un profond attachement à la problématique de l’accès à la terre.

Sensibilisé aux préceptes de la théologie de la libération, Eugène Rixen fit le choix en 1980 de quitter sa Belgique natale pour se rendre au Brésil, où, après avoir œuvré dans plusieurs paroisses, il fut nommé évêque du diocèse de Goiás, berceau de la réforme agraire.

Bien que retiré depuis deux ans, Dom Rixen reste très attaché à la question de l’accès à la terre dans cette région du pays.

D’où vous vient cet attachement aux problématiques des travailleurs ruraux ?

En 1983, j’étais curé à Promissão (NDLR : dans l’État de São Paulo, diocèse de Lins), où ont commencé à venir des sans terre, des gens expulsés des barrages et que j’ai accueillis dans la paroisse, que j’ai soutenus dans leur lutte pour obtenir un bout de terre. Il y a par ailleurs eu une grande réforme agraire à laquelle j’ai participé activement : plus de 600 familles, dont la plupart fort liées au travail de l’Église et qui voulaient travailler la terre, planter des cultures différentes, qui étaient fatiguées de vivre en ville. Ça m’a ouvert les yeux sur le problème de la terre.

C’est une réalité à laquelle vous ne vous attendiez pas ?

J’ai toujours été sensible aux problèmes sociaux. En Belgique, c’était avec les gens de la rue. Les problèmes sociaux font partie de mon ADN. Alors, quand je suis arrivé au Brésil, je me suis tout de suite intéressé à ce genre de problématiques dans le diocèse de Lins, où l’évêque Pedro Paulo Koop m’a aussi ouvert les yeux là-dessus.

En 1999, vous êtes nommé évêque de Goiás, un diocèse très ancien au sein duquel votre prédécesseur s’est montré très actif sur cette problématique…

Oui. Quand j’ai été nommé évêque, successeur de Dom Tomás Balduino (NDLR : fondateur de la CPT, Commission pastorale de la terre), c’était justement à cause de ma sensibilité pour l’accès à la terre. Avec la présence de la CPT, j’ai tout de suite embrassé cette problématique, que j’ai soutenue : j’ai même aidé à la réalisation de différents assentamentos, j’ai visité plusieurs acapamentos et je me rappelle avoir parlé avec le ministre de la réforme agraire afin de libérer des terres. Au début, c’était surtout la lutte pour la terre ; mais ces dernières années, c’est surtout la lutte pour une agriculture écologique, qui produit de l’alimentation pour la population.

De nombreux autres Belges ont fait le choix de partir pour le Brésil. On pense notamment à Joseph Comblin.

Je connaissais très bien Joseph Comblin, l’un des pionniers de la théologie de libération et grand ami de Dom Helder Camara. Nous nous sommes d’ailleurs rendus tout récemment à son mémorial (NDLR : il est décédé le 27 mai 2011 à Simões Filho), avec les religieux belges qui se trouvent aujourd’hui au Brésil. Nous étions 8 prêtres et 2 religieuses. C’est moins qu’avant. Joseph Comblin est un grand nom, mais il y en a d’autres. Le plus grand bibliste brésilien est aussi un Belge d’origine : Johan Konings (NDLR : décédé le 21 mai 2022 à Belo Horizonte), un jésuite de grande renommée. Un autre jésuite qui a beaucoup aidé dans les enjeux sociaux du pays, c’est le Bruxellois Thierry Linard (NDLR : décédé le 30 janvier 2022 à Saõ Paulo). Tant d’autres ont eu une grande influence au Brésil.

Vous évoquez la théologie de la libération. En quoi celle-ci a-t-elle joué un rôle dans l’attrait des Belges pour le Brésil ?

Quand on est arrivé ici, on était très ouvert à cette théologie, une théologie plus sociale, plus engagée vis-à-vis de la réalité. L’Église brésilienne, du moins dans le diocèse de Lins où je me trouvais à mes débuts, était tout à fait dans cette ligne. On sent que beaucoup de Belges ont donné un grand témoignage ici, au Brésil, surtout dans la ligne de l’engagement social.

Et aujourd’hui ?

La jeune génération a beaucoup changé. Elle est beaucoup plus intéressée par la liturgie, même si elle continue à avoir encore des prêtres engagés socialement.

Comment expliquer ce repli conservateur, alors que le pape François est lui-même considéré comme progressiste ?

Cela me fait beaucoup souffrir. Mais il y a là toute l’influence des papes antérieurs, qui ont imprimé beaucoup de force aux mouvements charismatiques, traditionnels, et qui ont été très méfiants vis-à-vis de la théologie de la libération et d’une Église plus engagée socialement. Malheureusement, je ne sais pas si, avec François, on arrivera à récupérer une Église plus engagée en ce sens. Il faudra du temps…

L’influence de Fidei donum, de Vatican II et du COPAL

En 1957, Pie XII publie l’encyclique Fidei donum, laquelle exhorte les prêtres diocésains à répondre aux appels des missions d’outremer. C’est dans ce contexte que le Collège pour l’Amérique latine (COPAL) de Louvain connaît un véritable essor : nombreux sont les jeunes candidats à la prêtrise qui y cotoient des étudiants latino-américains et qui y reçoivent une formation largement influencée par les préceptes de la théologie de la libération, sorte de déclinaison latino-américaine de l’héritage de Vatican II (1968).

« Au COPAL, on a reçu une excellente formation intellectuelle. La plupart de nos professeurs avaient travaillé au concile, dont ils connaissaient très bien l’esprit. Et certainement que nous avons été fort imprégnés par cela : une ouverture d’esprit, une théologie ouverte, capable de discuter avec le monde, avec la réalité, se remémore Eugène Rixen. Peut-être que nous étions aussi fort inspirés par Joseph Cardijn (NDLR : ancien cardinal et figure majeure de l’engagement social de l’Église au XXe siècle). »

Le paradoxe de l’historique Goiás, moteur de la réforme agraire

Soutenir l’émancipation des femmes rurales pour développer les communautés

À Minaçu, les terres immergées de Cana Brava et la menace invisible de Serra Verde

Les travailleurs « sans terre » : produire pour exister et résister

Les Quilombolas, héritiers de la résistance à l’esclavagisme

Occuper la terre pour en revendiquer le droit d’usage

Le Cerrado, joyau oublié de l’Amérique et défiguré par l’agrobusiness

Une réforme agraire pour redistribuer la terre