Chaleureusement installés à l’arrière de l’ancienne maison communale de Crisnée, des locataires provisoires nous reçoivent comme à la maison. On nous propose un Coca, une tasse de café… Ce qui ne doit pas être sans leur rappeler ce temps passé, époque où ils recevaient amis et famille à la maison, là-bas au pays, avant qu’on ne leur colle cette étiquette de réfugiés. Un instant privilégié, une pause dans le temps où les cœurs on put, un peu, se délier.  C’est dans le courant de ce mois d’août que nous avons rencontré Mihri et Mat (prénoms d’emprunt), deux Érythréens qui ont accepté de se confier sur leurs réalités quotidiennes en terre hesbignonne. Un échange possible grâce à l’anglais indéfectible de Leila Houbart, une bénévole de la plateforme citoyenne. Notre interprète du jour.

« La première difficulté, c’est de survivre »

« Cela fait presque trois ans que j’ai quitté l’Érythrée, exprime Mihri, 37 ans. Je suis passé par le Soudan, la Turquie, la Grèce… et me trouve en Belgique depuis septembre 2019. » Près d’un an que Mihri, bloqué dans le plat pays, tente de rejoindre l’Angleterre. Et les difficultés sont encore nombreuses. « La première difficulté, c’est de survivre en Belgique, sans nourriture, sans maison, sans soin. Ensuite, il faut aussi nous adapter à la culture, la population, le climat ou encore la nourriture. Heureusement, dans ce pays, qu’il y a des personnes au bon cœur. C’est pourquoi je suis toujours en Belgique », humorise le trentenaire. En réalité, s’il est toujours en Belgique, c’est parce que ses tentatives de rallier l’Angleterre on jusqu’alors été vaines. Chaque nuit pourtant, Mihri tente de monter dans un camion, comme tant d’autres.

« On ne réclame pas l’asile car on est “ dubliné ” »

Il existe dans l’Union européenne l’accord de Dublin, qui prescrit une obligation légale aux migrants de demander l’asile dans le premier pays de l’Union où ils mettent le pied. « La plupart d’entre nous n’ose pas demander l’asile en Belgique car nous sommes “ dublinés ” (NDLR : expression venant de l’accord de Dublin), c’est-à-dire que nos empreintes ont été prises dans le premier pays européen où nous sommes arrivés. En demandant l’asile, l’État risque de nous y renvoyer », ce qui les ramènerait à la case départ de leur périple européen.

Il constate que le traitement réservé aux transmigrants varie en fonction qu’ils se trouvent au nord ou au sud du pays. « Du côté néerlandophone, la police veut nos empreintes. Je n’en connais pas les conséquences en Belgique mais cela fait peur. J’ai peur de devoir retourner en Grèce, le pays par où je suis arrivé. J’aimerais tant que toute la Belgique ait le même état d’esprit que les Wallons », dit-il avant de reconnaître que « bien sûr, tous les migrants ne sont pas de bonnes personnes non plus, mais la majorité d’entre nous est ici en quête d’une meilleure vie. On a besoin que les gens comprennent notre situation ».

« Pour le moment, on ne nous déporte pas »

Actuellement, Mihri constate que les réfugiés n’ont pas trop de souci, « car le gouvernement belge ne nous déporte pas vers nos pays d’origine, pas en Érythrée en tout cas, car il a connaissance de la situation là-bas. Et avec le coronavirus, il ne déporte plus vers les autres pays européens non plus ». Aussi, l’Érythréen veut éviter à tout prix de se retrouver dans un autre pays du continent comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. « Si j’atterris dans l’un de ces pays, je risque d’être mis en prison durant deux mois. J’ai d’ailleurs déjà sauté d’un camion en marche, me rendant compte qu’il n’allait pas dans la bonne direction. »

« La (sur)vie est plus facile en Angleterre »

Plusieurs raisons poussent les transmigrants à vouloir se rendre dans l’archipel britannique. Les réfugiés y (sur)vivraient mieux. « Pour moi, la raison principale, c’est la langue. On a aussi souvent de la famille et des amis qui s’y trouvent déjà. Mais il est vrai, aussi, que la vie y est plus prometteuse pour nous. Il y est plus facile de trouver du travail (au noir ou déclaré) », même si, mal payée, cette ressource humaine « illégale » est le plus souvent exploitée. « Même si notre demande d’asile reçoit une réponse défavorable, on peut faire appel. En général, à la suite de cela, notre demande est acceptée. »

« Ce que je veux pour mon pays, c’est la paix »

Insécurité alimentaire, violences, injustices… l’Érythrée est en proie depuis plusieurs décennies à une dictature dominée par le président Isaias Afwerki, qui s’accroche au pouvoir depuis 27 ans (depuis 1993, année de l’indépendance de ce pays nord-est-africain). C’est pourquoi nombreux sont les Érythréens à prendre tous les risques et tenter leur chance vers le vieux continent. « Ce que je veux pour mon pays, c’est la paix, affirme Mihri, l’espoir dans ses yeux pas encore totalement éteint. S’il y avait la paix dans mon pays, je n’aurais pas eu à le quitter. Hélas, je ne pense pas que j’y retournerai de sitôt, car je pense que la paix mettra des générations à s’installer. Je ne la connaîtrai probablement jamais… »

Mat se soigne en souriant

Mat, professeur en biologie et chimie, a laissé femme, père et mère derrière lui, en quête d’une meilleure vie. « Je suis sur les routes depuis 2014, en Belgique depuis 2019, et je ne vois pas de progrès dans ma situation, confie cet Érythréen de 37 ans. Heureusement, les personnes en Belgique sont bien plus accueillantes que toutes celles que j’ai rencontrées jusqu’ici. Quand on arrive dans un nouveau pays, on ne sait pas comment va se comporter la population avec nous. En Bosnie-Herzégovine, on sent bien que beaucoup sont racistes. On ne peut même pas rentrer dans un magasin pour acheter de la nourriture. À part dans quelques-uns. »

Le professeur dit également se rendre bien compte que partout, « un certain nombre de gens pense que les migrants sont des voleurs. Certains automobilistes essaient également de nous renverser. Ça m’est arrivé deux fois ici à Crisnée. Mais à côté de ça, on remercie les nonante pourcents de Wallons qui nous hébergent comme leur propre famille, ainsi que les services hospitaliers qui nous aident quand on est en détresse. Si tous les gens étaient comme ça, je pense qu’on vivrait enfin dans un monde en paix ».

Et quand on lui fait remarquer que malgré tout, il garde le sourire : « Le sourire, c’est le meilleur médicament qui soit. On sourit, c’est vrai, mais ça ne veut pas dire qu’à l’intérieur, on est heureux… »

Une multitude de traumatismes

Avocate au barreau de Liège spécialisée dans le droit des étrangers, Me Estelle Berthe nous fait part de son expérience en termes de la migration en Belgique. Tout d’abord, « il y a plusieurs types de migrants : il y a ceux en transit (NDLR : les transmigrants dont nous parlons dans ce dossier), les demandeurs d’asile ou encore les migrants qui viennent rejoindre leur famille… Les migrants en transit comme ceux qu’on retrouve sur les aires d’autoroute de Waremme ou Crisnée représentent une minorité de la population migratoire dans le pays».

Mais pour les uns comme pour les autres, le tout, lorsqu’ils disent avoir quitté leur pays à cause de la guerre, est de convaincre les institutions belges qu’ils disent vrai. « En réalité, on a toujours une bonne raison de quitter son pays et de s’imposer un tel déracinement. Cela implique plusieurs traumatismes aussi bien liés à ce qu’ils ont vécu au pays que durant leur périple, ou encore ce qu’ils vivent encore dans les pays où ils passent ou tentent de s’établir. Beaucoup vont développer une fragilité psychologique. Si vous, demain, deviez débarquer comme réfugié à Tripoli, imaginez le clash culturel et les difficultés que cela engendrerait pour vous. Ici ils veulent se rendre en Angleterre parce qu’elle serait plus accueillante. Le problème, c’est qu’ils croient des mythes. Aussi, les législations changent très régulièrement. »

« On déshumanise ces gens »

L’avocate liégeoise pointe également du doigt la gestion calamiteuse de la Belgique en matière de protection internationale et de migration. « Il y a des pays où c’est pire. Malgré tout, et bien qu’on ait tout l’arsenal juridique nécessaire pour faire mieux, la plupart des instances traitent des dossiers oubliant que derrière, ce sont des vies qui sont en jeu. On déshumanise complètement ces gens. Et cela est dû à une volonté politique très claire qui ne prend pas en compte les individus qui se cachent derrière la paperasse. C’est scandaleux. Ce qui se passe est très choquant. »

Diego Dumont : « Quand ils perdent tout espoir d’un avenir, alors ils sombrent »

À la grosse louche, il y aurait entre 50 et 100 migrants à Waremme ; une cinquantaine à Crisnée. « Cela a diminué depuis quelque temps, on ne sait pas vraiment pourquoi. Rien ne dit que demain, ils ne reviendront pas tous comme c’est déjà arrivé, explique Diego Dumont (Hesbaye, terre d’accueil). S’ils reviennent, c’est parce qu’il y a une importante communauté érythréenne en Hesbaye », et il faut le savoir, les migrants se regroupent par affinité. « En Flandre, on retrouve davantage d’Afghans et de Soudanais. Quand ils se font prendre à la côte (Calais, Zeebrugge), en général, ils reviennent par le train vers les territoires “ amis ”. »

Toutes les nuits, ces hommes et ces femmes tentent leur chance de pouvoir monter dans un camion vers l’Angleterre promise. Entre les coups, tous se reposent dans des centres d’hébergement de jour, des abris de fortune… ou dehors. Et pour les transmigrants, avoir une source d’énergie pour rester en contact avec leurs proches reste primordial.

« La rue tue le moral »

Diego Dumont constate une forme de « SDFication » de certains transmigrants depuis quelque temps. « La rue tue le moral, beaucoup sombrent ainsi dans des assuétudes : alcool, drogue… Ils sont en perte de but. Tant que nos petits gars ont l’objectif de traverser la Manche, ils en sont préservés », livre, penseur, Diego Dumont. « Mais quand ils perdent tout espoir d’un avenir meilleur, alors, ils sombrent. »

Pour le Lincentois, on ne peut pas vraiment parler d’une crise migratoire dans le cas de la Hesbaye, et de la Belgique en général. « On n’est pas dans une crise, dit-il. Il y avait plus de migrants dans les années quatre-vingt. On en fait une crise, un débat politique… Mais les stéréotypes sont difficiles à déconstruire. »

Des femmes sont là, mais se cachent pour se protéger

Les clichés ont la vie dure. Non, il n’y a pas que des hommes qui transitent par la route transhesbignonne, et ailleurs. À Waremme, il y aurait entre 20 % et 30 % de femmes. « Mais elles sont plus discrètes et se masculinisent car c’est plus dangereux pour elles. Certaines se retrouvent dans des réseaux de prostitution sans que jamais personne ne s’en inquiète, explique Diego Dumont (Hesbaye, terre d’accueil). D’autres se prostituent par choix pour tenter de survivre. Les femmes réfugiées ont surtout peur des autres migrants. Ce n’est pas pour rien qu’il y a des Sister’s House (NDLR : lieux d’accueil pour femmes réfugiées uniquement) », comme à Villers-le-Bouillet. Plus discret, il y a également une présence d’adolescents et d’enfants, bien qu’en moins grand nombre.