Lorenzo Serra est porte-parole de la Brussels By Night Fédération, fédé des clubs bruxellois née dans l’urgence du Covid. Après 1 an de fermeture, il constate que les aides ne sont toujours pas à la mesure du drame vécu par la nuit. L’organisateur prévient : « On va tous vivre dehors en attendant l’immunité ». Plaidant pour la réouverture « urgente », l’homme planche sur des pistes pour encadrer cette fête outdoor via un « contrat social » d’un nouveau genre.   

(NB. Cet entretien a été réalisé avant l’annonce de la prime Tetra de la Région bruxelloise, qui accordera une somme de 75.000 à 125.000€ aux clubs de la capitale. Cette prime sera calculée en fonction de la perte de chiffre d’affaires et le nombre d’ETP)

« J’en suis sûr : là, tu ouvres un truc un mardi entre 10h et midi, tu es sold-out ».

Lorenzo Serra sait de quoi il parle. Il monte des soirées depuis une décennie dans Bruxelles. Les Dirty Dancing au Mirano, les Libertine Supersport au K-Nal, c’était lui. En mars 2020, quand le virus coupe le son des dancefloors de la capitale, il s’apprête à lancer la 2e édition du Listen Festival, rendez-vous artistique 100 % consacré à la musique électronique. 5 jours et 5 nuits, 15 lieux, 200 artistes. Pointu, exigeant, festif. Mais annulé. « On ouvrait le 25 mars. C’était un TGV à pleine vitesse. Le 10 mars, on regardait l’Italie. On voyait le truc se pointer en Belgique. On parlait de jauge… On s’est dit : “On va pas déplacer des mecs de toute l’Europe pour faire la fête” ». L’équipe se penche alors sur une édition diurne et non dansante pour novembre 2020. « Mais on a fini par tout annuler et se tourner sur avril 2022 ».

Le silence ne s’est pas brisé. Les affiches du Listen 2020 enroulent toujours leurs rubans de Möbius sur les murs du bureau de Lorenzo Serra, aux anciennes casernes d’Ixelles. C’est là que le promoteur s’est retranché pour veiller aux intérêts de son secteur. Depuis le premier lockdown, les volets des clubs ne se sont jamais relevés : la nuit bruxelloise sommeille depuis un an. Alors Serra sonne le réveil : il est devenu porte-parole de la culture club, poussant de la voix comme les ingés son poussent les amplis rugissant la techno. « Il faut se battre pour notre droit de vivre de notre travail ». Au printemps 2020, dans l’urgence, naît donc la Brussels by Night Federation (*).

Sa tête d’affiche sourit. Mais semble lasse. « Les entrepreneurs nocturnes sont responsables. Ils ont compris que les clubs sont des cocottes-minute à Covid. On a fermé. On est solidaires des 11 millions », admet l’organisateur en paraphrasant Alexander De Croo. « Mais maintenant, les 11 millions doivent nous aider ». Or, rien ne vient. La file d’attente est plus longue qu’un samedi soir à l’entrée d’une boîte. Et le bar ne sert que des dés à coudre. « Les politiques déclarent qu’ils s’inquiètent pour la nuit, mais l’argent n’est pas là. Les mois passent, les gens perdent tout, certains se suicident. Un mec m’a dit : “t’as qu’à changer de métier”. On en est là ! »

Un club, c’est entre 8.000 et 45.000€ de frais fixes mensuels. Certains ont 100.000€ de dettes. Je sais qu’un établissement bruxellois a dépassé les 700.000€ d’ardoise 

Jusqu’ici, l’aide aux clubs ne diffère pas de celle accordée à l’horeca. Il y a le chômage économique à 70 % du salaire. Risque pour la culture club : une fuite des cerveaux, de la main-d’œuvre hyperqualifiée comme les light-jockeys, les ingés sons, les communicants réseaux sociaux… « La poste a engagé 2.000 personnes. Sans perspective, certains y vont. Si le bus n’arrive pas, moi, je vais à pied », compare Serra. Vient ensuite le droit passerelle : Serra ne l’envisage que comme « un dédommagement, le chômage de l’indépendant pour acheter à manger ou rembourser une hypothèque, mais surtout pas une aide ». S’additionnent encore les aides de la Fédé Wallonie-Bruxelles, de la Région, des Communes, « pour lesquelles il faut un mode d’emploi ». D’après leur porte-parole, selon leur taille, les clubs bruxellois ont pu toucher « entre 8.000 18.000€ » de ces diverses enveloppes. Des cacahuètes ? « Ça dépend des structures. Dans la nuit, y a des indépendants qui bossent seuls de la maison. D’autres entreprises comptent 20 ETP. Y a des sociétés lumière qui stockent du matos dernier cri dans des hangars, des boîtes qui investissent dans l’installation sonore… Un club, c’est entre 8.000 et 45.000€ de frais fixes mensuels ». Les nouvelles sont alarmantes. « Certains ont 100.000€ de dettes. Je sais qu’un établissement bruxellois a dépassé les 700.000€ d’ardoise. Et ça ne me semble rien à côté de certaines sociétés événementielles ».

Et maintenant ? On a vu les premiers soubresauts du printemps précipiter les jeunes dans les parcs. Lorenzo Serra est convaincu : « on va tous vivre dehors en attendant l’immunité promise par la vaccination ». Il prévient : « Vandenbroucke peut danser sur sa tête, il doit se dépêcher. Sa tactique de nous enfermer ne marchera plus en avril. Les gens vont reprendre possession de la rue. Le mieux c’est quoi : rouvrir les terrasses sous protocole strict ou manger ses tartines par terre ? Et le jour où y a 8.000 personnes au bois de La Cambre, tu fais quoi ? Tu envoies l’armée ?  ». L’organisateur sait de quoi il parle : « entre les deux confinements, on a eu jusqu’à 400 personnes sur le site de la guinguette ». Il a fallu monter des barrières, instaurer des plages horaires, faire la police. Et justement : ça, le monde de la nuit gère au poil. « On est capable de monter un centre de vaccination au Heysel en 2 jours. On sait anticiper le beau temps, les risques, les plans d’évacuation, les sorties pour les pompiers ».

Vandenbroucke peut danser sur sa tête, il doit se dépêcher. Sa tactique de nous enfermer ne marchera plus en avril. Les gens vont reprendre possession de la rue

L’idée de Brussels By Night : miser sur le plein air. « Pas le bois de La Cambre parce que ça ravagerait la biodiversité. Mais Bruxelles regorge de lieux : De Brouckère, Poelaert, le Piétonnier, le Congrès… » Par contre, des festivals à 5.000 personnes assises comme le préconise Roselyne Bachelot en France, Lorenzo Serra n’y croit pas 2 secondes : « Good luck, good luck ! Déjà maintenant : si tu passes un slow, les gens dansent ». D’accord, mais le virus aussi danse toujours. Alors pratiquement, celui qui se définit comme « un metteur en fête » a son plan d’action. Prise de température, testing rapide généralisé, app Coronalert obligatoirement au vert.

Quid des clubs indoors ? À Berlin, capitale techno, la toute-puissante Clubcommission s’érige en oiseau de mauvais augure : elle parie sur… novembre 2022. Plus sévère qu’un refus à la porte du Berghain ! Lorenzo Serra ne s’aligne pas. « Une cata ! 4 ans ! Toute une génération clubbing sacrifiée ! Les anciens sont trop égoïstes. Pourtant, le zéro dégât n’existe pas. Bien sûr, il faut des clowns et des musiciens dans les homes, dans notre société qui a complètement raté son vieillissement car on n’y partage pas nos espaces de vie entre générations. Mais en tant que parents, nous avons aussi le devoir de donner la vie à nos enfants, quitte à en mourir nous-mêmes ».

Les anciens sont trop égoïstes. Pourtant, le zéro dégât n’existe pas. En tant que parents, nous avons le devoir de donner la vie à nos enfants, quitte à en mourir nous-mêmes

Alors le pilier de la nuit exige de relancer platines, fumigènes et lasers « en septembre ou en octobre 2021, quand toutes les personnes à risque seront vaccinées et avec de l’argent public investi dans la ventilation ». Cette ouverture doit se faire « à minimum 80 % de capacité, sinon la rentabilité n’est pas atteinte ». Les mots se font incisifs. « On n’a pas tenu compte des caractéristiques discriminantes de la maladie. On a quoi ? 105 morts de moins de 45 ans ? Ce n’est jamais qu’une grippe qui tue les vieux ! Comment, au XXIe siècle, n’a-t-on pas trouvé une solution pour rouvrir les clubs ? Avec toutes ces technologies et ces créatifs ? ! »
Et l’homme de se faire roussauiste du dancefloor : « C’est le contrat social à signer entre l’État, l’organisateur et le clubber : je viens, je danse, et après je ne vais pas embrasser ma grand-mère ».

Une fédé née dans l’urgence

La Brussels by Night Federation est née lors du premier lockdown de 2020, mais le projet remonte à l’hiver 2019. Bruxelles reste alors « la seule capitale sans conseil nocturne ou bourgmestre de la nuit ». À l’époque, la structure doit parler nuisances sonores, santé publique et addictions, droit du travail, com et marketing… Mais pour regrouper qui ?  « On a découvert son code NAS en mars 2020 », badine Lorenzo Serra. Il s’avère alors que 90 sociétés sont enregistrées comme discothèques. Après des recherches minutieuses, de retour dans le temps des agendas de soirées et selon divers critères (une piste de danse, un portier, une ouverture nocturne…), ses représentants arrêtent le nombre de clubs éligibles.

Ce printemps, ils sont « entre 25 et 30 sédentaires » et quelque « 200 itinérants », soit les collectifs d’artistes, les labels, les festivals. Par contre, la fédé ne possède « aucun chiffre » concernant le nombre d’équivalents temps plein concernés, pas plus que d’un arrondi grossier du chiffre d’affaires. Ce travail de fonds sera entrepris après la crise.

Car le secteur pèse sur l’économie bruxelloise. Serra : « La nuit, c’est un écosystème. Sans elle, Visit. Brussels perd un des piliers de sa communication touristique. Sans nuit, pas de bars, pas de restos, pas de musées… » Outre son rôle régulateur des nuisances et d’inclusion des minorités, la nuit attire aussi les cerveaux dans les mégapoles. Avec leur pouvoir d’achat élevé. « Work hard, party hard », résume le porte-parole des clubs. « Les jeunes entrepreneurs, les start-ups, les nouvelles mobilités, les artistes sont attirés par une nuit soutenue. Les études le montrent à Berlin, Londres, Amsterdam ».

Le son de cloche se fait déjà entendre : si les clubs ne rouvrent pas, si la fête tarde trop, ces jeunes diplômés iront brancher leurs Macs ailleurs en Europe. « Mon associé français me l’a dit : “Lorenzo, si Bruxelles rate sa réouverture, je me barre !” » Et Lorenzo Serra d’asséner : « Si la nuit ne compte pas, c’est parce que la nuit ne s’est jamais comptée ». Le travail est désormais en cours.