Quand la lumière des clubs s’est éteinte, c’est la passion de Jordan qui a été débranchée. Le light jockey de La Cabane, dancefloor de 400 personnes à Watermael-Boitsfort, n’a plus d’étincelle dans les yeux. Ce travailleur de l’ombre, qui venait d’investir dans un matos « de fou », raconte comment il a sombré. 

 

« J’ai un truc de ouf : une console lumière à 8.000€. Je l’ai commandée en décembre 2019 et reçue juste avant le confinement. Elle n’a jamais vu un concert. Je paye les mensualités avec mon boulot de jour ».

Spécialiste des lumières pour les clubs, les événements ou les festivals (dans le milieu, on dit “light jockey”) Jordan Waeles vit la pandémie comme une catastrophe. Véritable passionné des LED, lasers, stroboscopes et autres lyres rotatives, il n’avait loupé aucune soirée de La Cabane avant sa fermeture obligatoire de mars 2020 (lire cadrée). Un drame pour son responsable technique, au four et au moulin depuis l’inauguration un an plus tôt. Sa mine sombre, dans les bleus et rouges qu’il enclenche entre les panneaux de bois clair pendus au plafond du petit club de Watermael-Boitsfort, ne peut mentir.

« J’ai reçu toutes les annulations jusqu’à août. J’ai fait une crise d’angoisse terrible qui m’a causé une paralysie faciale due au stress »

« En mars, d’un coup, j’ai reçu toutes les annulations pour les soirées bookées jusqu’à août. J’ai fait une crise d’angoisse terrible qui m’a causé une paralysie faciale due au stress ». Pour cet ancien DJ trance, 100 % concentré sur les lights depuis 4 ans, c’est « une passion qui s’effondre », des rentrées qui s’évaporent, mais aussi « toute une vie sociale » qui disparaît. Résultat : un burn-out accentué par un coup de malchance. Quelques semaines plus tard, le Bruxellois est en effet remercié par la boîte de logistique pour laquelle il bosse depuis 11 ans. « Plus de boulot, plus de lumières : je suis tombé en dépression totale ». Plutôt que de postuler dans « des usines à viande internationales sans intérêt », il passe son temps sur Animal Crossing.

Fin novembre 2020, Jordan Waeles retrouve un job de jour dans une boîte à dimension familiale. « Ça paye les factures, les cotisations sociales, parce qu’au niveau lights, y a plus aucune prestation depuis mars ». Ni les fêtes de la saucisse, ni les petits festivals punk, ni les frichtis de bienfaisance de magistrats. Pourtant, le light jockey s’estime verni. « J’ai la chance de ne pas avoir un entrepôt de matos rempli, comme les entreprises qui m’emploient comme “baby-sitter” sur des événements ». Mais en plus de sa console orpheline de gros son, Jordan avait investi dans des logiciels de scénographie « à 6.000€ la licence », des PC puissants, une machine à fumée, des gradateurs…

« Jordan soigne le DJ à côté de qui il travaille, il pense à lui ramener un verre s’il passe au bar et relaye parfaitement chaque incident technique »

C’est ce dévouement sans condition du gars « plus intéressé par ce qui se passe en backstage » qui séduit tant les patrons de La Cabane. « Après 10 ans de métier, tu fais une sélection quand tu montes un club. Jordan est passionné et malgré les horaires, il peut rester 3h de plus si on a besoin de lui », opine Thomas Vandepitte, directeur technique de l’adresse de la chaussée de La Hulpe. Relayé par Julian Leclercq, directeur artistique : « Il soigne le DJ à côté de qui il travaille, il pense à lui ramener un verre s’il passe au bar et relaye parfaitement chaque incident technique ». Et puis surtout, « il capte immédiatement ce dont on a besoin ici comme ambiance lumineuse. T’as besoin de ça, dans la nuit ».

Le responsable technique de La Cabane attend donc la réouverture dans l’angoisse des chiffres qui grimpent. « Je suis pessimiste. Avec les gens qui hésitent à se faire vacciner. Moi, je suis chaud patate ! », appuie-t-il dans un t-shirt qui note d’une seule étoile la noire année 2020. Entre deux coups de main d’électronicien bénévole à son club de cœur, Jordan Waeles espère aussi se réinscrire à la formation ultra-pointue qu’il avait programmée aux Pays-Bas sur les risques du laser. « Au milieu des médicaux et des industriels, j’aurais été le seul du milieu de la nuit », insiste-t-il comme pour prouver son jusqu’au-boutisme.

Et quand il reprendra son job à la console lumineuse, ça sera en toute humilité, sans jouer des coudes, loin des excès des superstars de la trance en qui il ne se reconnaît plus. « Ils gesticulent au-devant de la scène, ne font que lever les bras. Moi, je sais donner des émotions en restant dans l’ombre ». Un comble, pour un light jockey.

À Watermael-Boitsfort, les clubbers en Cabane

« La Cabane a été plus longtemps fermée qu’ouverte ».

Julian Leclercq, directeur artistique de La Cabane, ne peut que constater : né en avril 2019, le club de Watermael-Boitsfort n’a pas pu fidéliser sa clientèle avant de baisser le rideau. Le pari du trio de trentenaires aux manettes était osé : déplacer les fêtards en bord de forêt de Soignes. Malgré le virus, les patrons continuent d’y croire.

« Gagner le centre-ville pour danser, c’est très bruxellois. Et puis on n’allait pas s’ajouter à l’offre du Fuse ou du C12. À Amsterdam, Londres ou Berlin, les gens font maximum 10 minutes de voiture pour sortir. Bruxelles a une mentalité un peu sectaire : on ne décolle pas de son quartier », regrette Julian Leclercq, directeur artistique. Avant la pandémie, le clubber semblait mordre à l’hameçon : « L’origine de nos clients, c’est d’abord 1000 Bruxelles puis Ixelles. On n’est pas loin de Fernand Cocq, de Flagey ou du Cimetière d’Ixelles. Mais on a aussi des Gantois, des Anversois… »

« Gagner le centre-ville pour danser, c’est très bruxellois. Bruxelles a une mentalité un peu sectaire : on ne décolle pas de son quartier »

L’affiche house pointue explique évidemment cet attrait. Mais aussi cette architecture d’intérieur moins pensée comme un glacial entrepôt à danser que comme l’intermédiaire entre le club et le bar à cocktails. Parois de bois clair, canapés capitonnés et déco chinée offrent un côté cosy. Sans parler de la terrasse. « Le même lieu à Molenbeek ou Uccle, on l’aurait pris aussi ». Cette hybridation, c’est sans doute la force de l’endroit. Qui plaira autant aux habitués des afterworks qu’aux oreilles les plus exigeantes. « Un espace comme ça, c’est hyper rare à Bruxelles. On est beaucoup sorti à Berlin : on voulait reproduire cette ambiance alternant entre espace extérieur et dancefloor », insiste le boss.

Pour animer le lieu, le trio fondateur comptait sur son expérience d’une douzaine d’années à la tête du collectif PlayLabel, connu pour ses soirées électroniques nomades dans des lieux insolites. L’été 2020, ils ont d’ailleurs planté platines et plantes grimpantes sur la terrasse de la Bibliothèque Royale. On y trinquait ou on y matait des films chacun dans sa bulle.

« Pour ouvrir ce club, on a investi dans une installation sonore de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Et 3 modèles de tables de mixage, pour satisfaire chaque DJ »

Car évidemment, le coronavirus a soufflé la Cabane comme le Loup les cahutes des Petits Cochons. Et en mars 2021, les tauliers n’ont pas encore dégagé tous les gravats. « On a tous les frais en cours, loyer, ONSS, factures à nos prestataires qu’on n’a pas pu régler faute de trésorerie », déplore Julian Leclercq. La faute à de lourds investissements pas encore amortis. Rien que pour le soundystem, il faut compter plusieurs dizaines de milliers d’euros. « Il faut aussi 3 modèles de tables de mixage, pour satisfaire chaque DJ », relaye Thomas Vandepitte, directeur technique et cofondateur. Suit l’éclairage et toute l’installation du réseau puisqu’aujourd’hui, sons et lumières se pilotent à la souris. Sans parler des consommables : « Au moment de fermer, on avait 5 fûts en perce ». On vous rassure : ils n’ont pas été gaspillés.

Au moment d’écrire ces lignes, et après une première enveloppe régionale de 9.000€ décachetée fin 2020, La Cabane peut enfin espérer toucher la prime bruxelloise dite « Tetra » (entre 75.000 et 125.000€  pour le secteur des clubs), arrachée de haute lutte par la Brussels By Night Federation (notre article de mardi). Celle-ci dépend de la perte du chiffre d’affaires et des ETP. « Sécurité, vestiaire, barmans, runners, entrées, techniciens, gérance : le comptage est en cours », détaille Julian Leclercq. Le patron estime à une petite vingtaine de personnes ceux qui dépendent du club « pour vivre », sans compter le trio de fondateurs. « C’est pour nos étudiants que c’est le plus dur : ils ne reçoivent pas d’aide extérieure. Pour certains, ce sont énormément d’heures de travail qui ont disparu ». Et la paye qui a fondu.

« On veut une vraie réouverture, à full capacité et sans masque. Comme en Israël »

Désormais, La Cabane espère rouvrir normalement en janvier 2022. « Une vraie ouverture, à full capacité et sans masque. Comme en Israël, où ils ont atteint l’immunité grâce à la vaccination », espère Julian Leclercq. D’ici-là, le petit club compte sur sa terrasse pour passer l’été. Une combinaison bar à cocktails, petite restauration et musique de warm-up est à l’étude, histoire d’assurer la distanciation.

On est optimiste à La Cabane ? Les patrons se disent plutôt « résilients. De la résilience, il en faudra pour attirer les clubbers loin de leur base du Pentagone dès la réouverture.