Anderlecht, un matin pluvieux d’hiver. À quelques mètres du Lotto Park, Alain Koninckx décharge les mallettes du coffre de son break et s’engouffre dans un funérarium accolé à un café. « Le défunt est prêt ? Je peux travailler dans cette pièce-là ? » En quelques minutes seulement, le thanatopracteur s’installe, enfile ses gants, réalise une incision précise et plonge la main dans l’abdomen d’un homme récemment décédé. « Je sens le cœur. L’appareil ne doit plus être loin. Un peu à droite… Voilà, je l’ai. » Entre ses doigts, un pacemaker miniature. « Si on ne le retire pas, ça risque d’exploser lors de l’incinération. » Le stimulateur posé sur la table, le solide Namurois de 38 ans referme le corps avec quelques points. L’intervention a duré moins de 20 minutes. Propre. Net.

« Retirer un pacemaker, ça ne constitue pas l’essentiel de mon travail. Mais je le fais volontiers car je sais que ça permettra à la famille de faire son deuil normalement. Et ma récompense, elle est là. » Derrière son volant, Alain Koninckx avale les kilomètres. Direction Tongrinne cette fois, à une heure de Bruxelles. La routine pour celui qui enchaîne les prestations à travers la Belgique, « de la Côte belge à Arlon », et qui mange chaque année 70.000 kilomètres de bitume. « Il n’y a que dans le Hainaut occidental, où la concurrence française est plus forte, que je ne me rends pas souvent. Mais sinon, je me rends partout où on a besoin de moi. » Et ce, à tout moment du jour et de la nuit…
« Quand on est embaumeur, la vie privée en prend un coup car on est appelé à n’importe quelle heure pour intervenir sur un corps. J’en rigole mais je préfère toujours apporter le dessert que l’apéro lorsque je suis invité en soirée, sourit ce patron de deux employés. Le 31 décembre, on a eu 11 interventions à réaliser. Avec mes deux employés, on a donc travaillé jusqu’à pas d’heure pour permettre aux familles de revoir une dernière fois leur défunt le jour même. On le sait tous, mais la mort ne prévient pas : on s’y adapte, y compris nous, les embaumeurs. »
Ces interventions qui marquent
Philosophe à défaut d’être devenu mathématicien comme il l’envisageait plus jeune, Alain Koninckx parle avec passion de ce métier qu’il a embrassé « par hasard » en 2005, « après avoir vu un reportage à la télévision ». « Une vocation, même » qui l’a poussé à se former auprès des meilleurs, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, et qui fait désormais de lui une référence en Belgique et dans le monde. « Après avoir dû travailler sur des corps ensevelis dans les décombres d’immeubles ravagés par l’explosion de la rue Léopold, à Liège, j’ai voulu me spécialiser dans la reconstruction faciale, par exemple. Au fil des années, j’ai donc acquis de nouvelles compétences que j’aime partager, explique celui qui est également professeur à ses heures perdues. Ma palette d’actions est donc plus large que simplement maquiller les défunts », explique-t-il, le corps penché sur un défunt à qui il injecte une solution conservatrice dans le but de redonner une apparence plus… humaine.
« Aux gens qui me posent la question, je dis souvent que je ne côtoie pas la mort, mais que je travaille à côté de personnes décédées. Mon job est d’effacer les stigmates de la mort, qu’il s’agisse de traces d’accident ou d’intubation, afin de réconcilier les vivants et les morts », souligne l’embaumeur, conscient de faire un métier « surprenant voire difficile à comprendre », mais « surtout très utile ». « Et puis, avec les années, on se forge une carapace solide. On réalise tellement d’interventions – jusqu’à 500 par an, parfois – qu’il est difficile de se souvenir des visages de chaque personne que l’on prépare, par exemple. Vous imaginez si je devais vivre avec le souvenir de tous ces défunts ?! Ce serait ingérable émotionnellement. »

Reste ces interventions qui marquent une carrière, voire une vie. « J’ai fait mon papa, déclare pudiquement Alain Koninckx entre deux soins. C’est une fierté mais aussi un moment très dur. Après, j’ai aussi eu l’honneur de préparer quelques célébrités mais, par respect, je ne préfère pas les citer. La seule personnalité dont je me suis occupé et dont les médias ont eu vent, c’est Étienne Tshisekedi, l’ancien Premier ministre congolais. Mais le plus souvent, c’est moins le défunt que les circonstances du décès ou les challenges techniques qui marquent l’esprit. Les crimes violents et les infanticides, même après 17 ans de métier, ça reste toujours difficile. Il y avait aussi ce conducteur qui avait traversé son pare-brise et sur lequel on a bossé à deux pendant plusieurs heures pour recomposer son visage. Mais bon, c’est encore autre chose. » Silence dans la pièce.
Après une heure de travail, le thanatopracteur en termine peu à peu avec son second soin de la matinée. Le sang drainé, le séparateur McDonald – « L’outil emblématique de notre profession » – retiré, place au visage. « A force, on devient un expert du maquillage. Dans ce cas-ci, il n’y aura pas trop de travail à faire. Je vais surtout tenter de lui redonner une couleur de peau naturelle. » Un peu de poudre, quelques traits de rouge et le défunt (re)devient présentable.



« L’air de rien, ce sont des gestes très précis qu’Alain réalise, commente le propriétaire du funérarium, installé dans l’arrière-salle depuis quelques minutes. Au-delà du drainage, il fait un travail que des entrepreneurs de pompes funèbres ne peuvent pas réaliser aussi bien. C’est trop pointu. »
Flatté par les compliments mais modeste par nature, Alain Koninckx donne un dernier coup de peigne dans les cheveux du défunt. « Voilà, il est habillé et prêt pour la veillée. Je lui ai fait un léger sourire, quelque chose de naturel puisqu’on ne m’a rien demandé cette fois-ci. Pour le reste, tout est en ordre. Il devrait conserver cet état pendant une semaine au moins. » Ses outils rangés et ses bagages fermés, le Namurois repasse l’entrée avec son matériel et son petit radiateur d’appoint. Un œil à droite, un œil à gauche, et l’homme quitte le funérarium aussi discrètement qu’il était venu. Avec la satisfaction du devoir accompli et le bonheur d’avoir facilité, en partie, le deuil d’une famille de plus.