La taque d’égout à peine surélevée de quelques centimètres, un effluve désagréable remonte à la surface. « Et encore, ça ne sent pas si fort », sourient les ouvriers liégeois en faction ce matin-là aux abords du quai des Ardennes. Leur mission du jour ? Curer une partie des conduites de la rue de Turin et de l’avenue Reine Elisabeth. « On a déjà retiré pas mal de crasses grâce aux camions mais on va quand même devoir descendre pour s’assurer que le boulot a bien été effectué. » Combinaison sur le dos, masque sur la bouche et casque vissé sur la tête, Ben plonge en premier dans les entrailles de la bête. En dix secondes, il se retrouve plusieurs mètres en contrebas, dans le noir presque total, de la boue et des eaux usées jusqu’aux genoux. « Ici, on peut encore marcher facilement, note-t-il malgré tout en avançant le dos courbé dans la canalisation de 1m50 de haut. Mais il y a des rues où c’est très compliqué de bosser. À Droixhe, par exemple, les conduites sont trop petites pour qu’on puisse se tenir accroupis : on est alors obligé d’avancer à quatre pattes dans la crasse. » Les mains posées sur des parois pleines de graisse, l’égoutier fait marche arrière après cinq minutes, suivi de près par son nouveau collègue. « On a juste trouvé une brique cette fois. Ça doit être un reste des dernières inondations », glisse-t-il juste avant de remonter à la surface où l’attendent ses collègues.

« Ça, c’est mon quotidien depuis huit ans. » Pour Ben comme pour la petite quinzaine d’égoutiers de la Ville de Liège, pas une journée (ou presque) ne passe sans qu’ils doivent s’aventurer dans une portion des 600 kilomètres de conduites que compte la Cité ardente. « Au début, ce n’est pas une sensation très agréable, détaille le brigadier. S’isoler dans un endroit aussi confiné, ça n’a rien de naturel. Et puis, la boue, les excréments, les déchets, ça ne fait pas rêver. Mais on s’y fait avec le temps. »

Avec la carapace solide de ceux que rien ne décourage, Ben et ses camarades en ont pourtant vu des vertes et des pas mûres là-dessous. Du plus drôle, comme cette carpe qui a donné des sueurs froides à Sébastien et son confrère lors d’une intervention dans le collecteur principal, au plus rebutant, comme ce serpent mort qui flottait dans les eaux usées.

« Entre les huiles usagées et les vieux vêtements, on voit de tout dans les conduites, lâche Joseph, « l’ancien de la bande ». Excepté un cadavre humain, rien ne nous a été épargné. Le pire ? Peut-être la carcasse d’un mouton mort que des habitants avaient jeté. »

Dur recrutement

À la tête des trois équipes chargées de nettoyer les égouts liégeois, Marcello Lomonte le reconnaît : « Le travail de mes hommes est extrêmement pénible. » Physiquement – « Au bout de plusieurs années, ça use de courber l’échine ou d’avancer à genoux, tout en respirant un air souvent nauséabond » – mais aussi moralement. « Pour l’avoir fait quelques années aussi, leur métier est très répétitif et demande énormément de courage au quotidien. Sans eux, les Liégeois rencontreraient bien plus de soucis. » Et seraient, sans mauvais jeu de mots, « bien plus souvent dans la merde », comme le résume un des ouvriers de la Ville.

Car la technologie, même si elle a permis de réduire la pénibilité de leur tâche, ne remplacera jamais les égoutiers. « On est à l’affût de tout ce qui peut aider la Ville à mieux entretenir ses canalisations. Récemment, on a d’ailleurs dépensé plus de 500.000 euros pour un camion dernier cri qui aspire presque tout. Mais malheureusement, la technique ne fait pas tout. Et elle ne remplacera jamais l’œil ou la main d’un homme. » Exemple dans l’avenue Reine Elisabeth où la dernière recrue des égoutiers liégeois est descendue dans une chambre pour guider le tuyau d’aspiration avant le passage d’un robot endoscope.

« Boris est le dernier à nous avoir rejoint. Il a 22 ans. On est heureux de le compter parmi nous car il va nous permettre d’améliorer encore un peu plus nos services », note Marcello Lomonte, conscient aussi de la difficulté d’attirer de nouveaux employés dans son service. « Il arrive parfois que des gens viennent chez nous, font un test et repartent dans la foulée. Soit ils se rendent directement compte que le boulot n’est pas fait pour eux, soit ils tentent le coup, descendent dans les égouts et nous font comprendre que ça n’ira pas sur le long terme. »

« Un manque de reconnaissance »

Malgré un travail peut-être un peu plus épuisant encore depuis les récentes inondations – « Rue de la station à Chênée, on avait tout nettoyé. Mais après les inondations, tout était à refaire, se souvient Ben. La boue et les gravillons étaient revenus dans les collecteurs : c’était un peu déprimant. » Et la pandémie de Covid, les égoutiers liégeois ne s’en plaignent finalement que très peu. Leur seul regret ? « Un certain manque de reconnaissance. »

« On n’est pas du genre à pleurer parce qu’on fait un boulot ingrat, mais on aimerait juste être reconnu à notre juste valeur, résume un des ouvriers communaux. On n’aura sans doute jamais l’aura de nos confrères parisiens, mais on ne mérite pas qu’on nous oublie ou qu’on nous retire nos rares avantages, comme la possibilité de terminer nos journées à 14h00. »

Les dernières crasses de leur combinaison ôtées à coups de tuyau d’arrosage, les égoutiers referment la taque de la rue de Turin, la satisfaction du travail accompli. « Savoir qu’on a été utile aux citoyens nous rend fiers. Et c’est ça qui nous motive à poursuivre ce job », conclut Ben, prêt à repartir vers une autre mission.

« Parfois, je dis qu’on ne devient vraiment égoutier que le jour où l’on a fait face à un rat. » Et des surmulots, en 16 ans d’expérience, Sébastien en a vu passer…

« S’il y a bien un animal auquel on est souvent confronté dans les canalisations souterraines, c’est le rat, poursuit le jeune quadragénaire liégeois. Je me souviens notamment d’une fois où j’ai failli me faire mordre parce qu’une de ces bestioles était pris au piège et qu’elle n’avait pas d’autres options que de m’attaquer. Au final, ça s’est réglé à coups de pied et je m’en suis sorti, mais ce n’est pas quelque chose dont je me vante. Les rats, on ne s’y habitue jamais vraiment. »

Plus que son aspect repoussant, l’animal inquiète surtout les égoutiers pour les maladies qu’il porte comme la leptospirose ou la salmonellose. D’où l’obligation pour les travailleurs en contact avec les eaux usées d’être vaccinés contre l’hépatite A.

Avec 18.000 kilomètres de conduites, la Wallonie est « bien égouttée », estime la Société publique de gestion de l’eau qui finance une partie des travaux d’inspection et de curage des canalisations. Malheureusement, la région « dispose d’un réseau majoritairement vétuste et méconnu ».

D’après les derniers chiffres de la SPGE – qui s’est fixé comme objectif d’explorer 1.000 kilomètres d’égout par an à partir de 2021 -, la moitié des égouts wallons sont connus avec précision (levé topographique avec caractérisation des ouvrages) et environ 10% ont été inspectés.

« Une meilleure connaissance des réseaux et de leur état est nécessaire afin de pérenniser le patrimoine des égouts communaux. Ce qui permettra une gestion plus proactive que curative, précise la Société publique de gestion de l’eau. Dans ce cadre, nous avons opté pour une montée en puissance des moyens mis à disposition afin d’optimiser la gestion des réseaux d’égouttage. Il est ainsi prévu dès 2021, l’octroi d’une enveloppe supplémentaire et progressive de 2,5 millions d’euros par an pendant quatre années consécutives pour atteindre un montant annuel constant de 15 millions d’euros au total. Ce budget réservé au cadastre et à l’inspection des réseaux permettra d’atteindre l’objectif de 100 % des réseaux cadastrés à l’échéance 2028. »

Depuis 2003, la SPGE, qui doit encore poser près de 1.800 kilomètres de canalisations, a déjà dépensé 726 millions d’euros pour l’égouttage wallon.