« Vous venez pour rencontrer les abatteurs, c’est bien ça ? On ne peut pas dire que ce soit habituel comme demande… J’appelle Monsieur Authelet. » À l’abattoir de Virton, Chris traite toutes les demandes administratives. Installé dans le bureau situé à l’entrée du bâtiment principal, l’ouvrier communal ne chôme pas, jonglant entre les coups de téléphone et les visites impromptues. « Ça fait un petit moment que je travaille ici. En gros, j’accueille les éleveurs, je les aide dans leurs démarches et je réponds à leurs questions. Je m’assure aussi que tout est ordre au niveau des bêtes et de leur traçabilité. Et puis, je donne un coup de main derrière, une fois que tout est terminé, quand il faut nettoyer les locaux. Est-ce que c’est différent de travailler dans un abattoir ? Oui et non. Disons qu’il faut s’acclimater un peu au début… »

Sans perturber l’étonnant silence des lieux, Serge Authelet apparaît dans l’entrée. D’une voix calme et posée, l’agent technique référent propose d’entrer directement dans le vif du sujet. « Ils sont en train de tuer les dernières vaches. Si vous le souhaitez, on peut les rejoindre. Voici une charlotte, une combinaison et de quoi couvrir vos semelles. » Quelques mètres plus loin, à la sortie des vestiaires, une porte. Derrière, la pièce principale de l’abattoir communal. À l’intérieur, dans un box, un bovin attend son tour tandis qu’Albert Pierrard, le maître des lieux, s’affaire sur la carcasse d’un congénère.

Tablier rouge pétant, le quinquagénaire luxembourgeois saigne, vide et pare des bêtes depuis près de 40 ans. « J’ai fait mes débuts à l’abattoir de Bastogne quand j’avais 18 ans. À l’époque, je voulais simplement rendre service à un ami de la famille qui cherchait des bras, se souvient l’homme, d’un naturel très jovial. Depuis lors, je n’ai jamais exercé d’autre métier. Et aujourd’hui, même à 55 ans, je prends toujours autant de plaisir à venir travailler. »

« On est indispensable »

Chargé de l’abattage des animaux par la Commune de Virton, Albert Pierrard ne s’en cache donc pas : « Préparer des animaux, c’est un chouette job pour celui que la vue du sang ne rebute pas. » Et que l’étourdissement d’une vache en direct ne choque pas. « En fait, abattre des bêtes, c’est comme monter un mur pour un maçon : c’est un peu technique, parfois pénible physiquement – et encore, beaucoup moins qu’il y a 20 ans – mais toujours très valorisant. Car ce qu’il faut se dire, c’est que le steak qu’on mange, il n’arrive pas dans notre assiette comme par magie. Des gars qui dépècent des animaux, il en faudra toujours. Et tant mieux si ces gens sont passionnés… » Comme c’est le cas du Léglisien ou de son bras droit du jour, plus jeune d’une vingtaine d’années.

La trentaine bien entamée, Anthony a délaissé la menuiserie pour l’abattoir. « J’ai changé de métier il y a six ans et je ne le regrette pas. Maintenant, je suis payé pour faire ce que je faisais déjà auparavant, quand je dépeçais des animaux après les avoir chassés », raconte le gaillard, pince à la main. « Comme quoi, des planches de bois aux carcasses, il n’y a qu’un pas », sourit son nouvel employeur.

Le discours franc et enthousiaste du travailleur comblé qui remercie l’outillage moderne pour ne « plus avoir à se casser le dos pour couper des membres », Albert Pierrard s’amuse des clichés – et des critiques – que suscite sa profession. Comme le fait que les abatteurs participent à la maltraitance des animaux. « Mais pas du tout ! Nous, on ne fait qu’appliquer les règles. Si on nous demande d’étourdir les moutons et les porcs en les électrocutant, on les électrocute. Point, c’est tout. On ne prend pas de plaisir là-dedans. Le plaisir, il est dans le travail bien fait, quand le client est content du résultat final. » Autre reproche depuis le scandale Veviba : les abattoirs ne respectent pas les règles. « Et là encore, les gens parlent sans connaître. La règlementation est bien trop précise et l’Afsca nous contrôle bien trop souvent (entre 5 et 6 fois par an à Virton) pour que l’on fasse ce que l’on veut. Et c’est encore plus vrai depuis tout ce qui s’est passé à Bastogne. Actuellement, si on sort des clous, on nous interdit de travailler. Pourquoi se tirerait-on une balle dans le pied ? »

Le regard des autres

« En fait, ce qui rend peut-être notre métier un peu différent des autres, c’est l’image qu’il véhicule, résume le quinquagénaire luxembourgeois. On a beau être transparent et collaborer au maximum avec les autorités, les gens s’imaginent, encore parfois, qu’on abat les bêtes comme on le faisait il y a 30 ou 40 ans. Mais cette époque est révolue. Tout comme c’en est fini d’ouvrir les vaches à la seule force des bras, beaucoup de choses ont été mises en place pour que notre métier évolue et réponde aux nouveaux critères de la société. Ce qu’il faut peut-être, c’est que le grand public soit un peu moins suspicieux. »

Bien calé dans sa nacelle, Albert Pierrard retourne à la carcasse qu’il avait quittée pendant quelques minutes. Une scie dans les mains, il tranche dans le vif d’un geste sûr. Une fois. Deux fois. Trois fois. « Et voilà, ça peut partir ! » Quelques mètres plus loin, un ouvrier communal regroupe les différents morceaux dans une chambre froide. En une matinée, une dizaine de bovins ont été dépecés dans l’abattoir de Virton.

Si le principal prestataire de services de l’abattoir de Virton assure qu’il n’a encore jamais eu de mal à embaucher, les autorités locales, elles, rencontrent plus de difficultés à mobiliser ses hommes sur place.

« Monsieur Pierrard et ses hommes ne s’en rendent peut-être pas compte, mais ils évoluent dans un environnement que tout le monde ne supporte pas, nuance Serge Authelet, l’agent technique de la Commune. Travailler dans un abattoir, ce n’est clairement pas donné à tout le monde. Et ça, je le constate à chaque fois qu’il faut palier à des absences au sein de notre personnel. » C’est que prendre en charge les carcasses, nettoyer l’abattoir ou désinfecter la zone de déchets, ça n’a rien de naturel. « Dans ces conditions, il arrive donc que certains ouvriers communaux, qui sont moins à l’aise avec ce qu’on fait ici, demandent à ne pas être affectés à l’abattoir. »

En 2021, 8.510 moutons/caprins, 755 porcs, 664 bovins et 97 veaux ont été abattus dans le « petit » abattoir virtonais.

C’est un fait : le nombre d’abattoirs actifs en Wallonie ne cesse de diminuer. Alors que les autorités en recensaient encore une soixantaine en 1985, l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire n’en comptait plus que 28 en avril 2022.

Raisons de la fermeture des abattoirs ? Des normes sanitaires de plus en plus strictes et une rentabilité de plus en plus faible, avancent plusieurs professionnels du secteur.

Face à la crise, quatre Communes wallonnes (Virton, Gedinne, Ath et Aubel) ont déjà décidé d’investir l’argent local pour pérenniser l’activité de « leur » abattoir. Et d’autres pourraient suivre, afin d’aider les petits éleveurs locaux.

Pour le secteur, en pleine mutation, le défi est donc de continuer « à rationaliser son offre tout en assurant une couverture de proximité », résume les autorités régionales.

En 2021, 50.340.688 bêtes (bovins, porcs, moutons/caprins, équidés et volailles) ont été abattues en Wallonie pour une production totale de 231.280.249 kilos de viande.