Du haut de ses 93 ans, Jean Romain est une mémoire vivante et un exemple de fidélité à sa ville et à son folklore. Roger Collard, lui, participait déjà à sa première marche à l’âge de 2 ans. Ils affichent tous les deux 13 Saint-Feuillen.

Jean Romain, l’aîné de tous

Chez Jean Romain, la tasse de café a la saveur de la bienveillance. Entre son verbe apaisant, son esprit positif et la pensée reconnaissante pour ce qui a été, les souvenirs abondent, l’histoire lointaine de la cité, du jeté des premières pierres d’un monastère, émerge d’une mémoire toujours alerte.

Le dimanche 29 septembre, à 93 ans, il endossera dès potron-minet son costume bleu de lieutenant de la compagnie des Congolais. Son grand âge le mettra en lumière sans qu’il ait rien demandé, en toute simplicité.

De cette ondulation humaine éclatant au soleil, il sera le marcheur le plus âgé. Il partagera l’honneur, avec Roger Collard, de s’élancer sur les chemins jubilatoires d’une 13e Saint-Feuillen.

Sa première marche à 9 ans

« C’est vrai, je me considère béni par saint Feuillen. J’ai eu ma première médaille, pour 7 Saint-Feuillen en 1977. Ma médaille pour 12 en 2012. Si j’étais Français, je recevrais une 13e médaille à l’âge de quatre-vingt-treize ans. »

De toutes les éditions, sans distinction, la joie et l’émotion ont percé. « Je me souviens encore de ma première, en 1935. J’avais 9  ans. Je me vois monter la rue du Chapitre aux côtés de mon papa, Joseph. Je me souviens d’avoir été du feu de file. »

«L’émotion et aussi la fierté d’être encore de l’escorte»

L’émotion, elle va de soi, elle n’est jamais loin. « Quand, comme moi, on est né à Fosses, et quand on n’a jamais quitté Fosses, elle ne peut que vous envahir. C’est au départ de la place du Marché que je la ressens le plus, et ensuite quand je passe à proximité des reliques, parce qu’on se trouve devant un personnage séculaire, mort il y a plus de 1300 ans. Il y a l’émotion et aussi la fierté d’être encore de l’escorte » souligne-t-il.

En compagnie de Jean Romain, on repique dans l’histoire, à l’époque de ce domaine de Bebrona, qui signifie rivière des castors. À Nivelles, l’abbesse Gertrude en fit don à Feuillen l’Irlandais. On n’est pas en Entre-Sambre et Meuse mais en Austrasie, une terre parsemée de fermes et de moulins, perdue au milieu de nulle part, en plein pays barbare.

Feuillen chez les Barbares

Pour Jean Romain, rendre les honneurs au saint fondateur de la cité, en présentant des armes « pacifiques », ça fait sens. « Il faut se rendre compte qu’il a été un missionnaire d’une audace extraordinaire, pour venir chez des barbares animés de mœurs violentes. » C’était au temps des rois dits fainéants (tel Dagobert mettant sa culotte à l’envers), qui s’empoisonnaient et se massacraient en famille, impunément, pour occuper le pouvoir. Dans ce climat mortifère, il a osé prêcher l’amour, prôner la charité, la solidarité avec les pauvres, la liberté. Quand il avait les moyens, il rachetait les prisonniers et les serfs, tout en ayant l’oreille du maire du palais royal, l’équivalent d’un 1er ministre.

Sa 13e Saint-Feuillen, Jean Romain la vivra modestement. « En 2012, j’avais fait le grand tour, à pied. Ici, je vais profiter d’une calèche mise à disposition des moins valides par l’État-major. » Mais il sera au départ, sur ses deux jambes : « Je veux monter la rue du Chapitre pour présenter les armes devant les deux reliquaires, devant la collégiale », comme en 1935, quand il n’avait que 9 ans.

Et dire que, en 2012, il s’était dit, à l’approche de la ferme de la Folie : « Mon dieu, c’est la dernière fois que je viens ici, escortant saint Feuillen. » Le ciel, peuplé d’une masse de ses copains, ne veut pas encore de lui. « D’être encore là, je le vis comme une grâce. »

Roger Collard, grenadier et tirailleur

La capacité à marcher à pas cadencés n’attend pas le nombre des années : à 2 ans, en 1935, Roger, petit officier zouave, brandissait déjà un sabre.

Malheureusement, 84 ans plus tard, et une carrière de menuisier ébéniste, un coup du sort vient de récemment amputer son élan de marcheur et de grenadier. Une gangrène a eu raison de sa jambe gauche. Ce vétéran, diminué, qui se réjouissait d’aller chercher sa 13e médaille, est cloué dans un fauteuil, chez lui, rue de la place Saint-Roch, mais cependant pas résigné.

« Je suis en bonne santé mais je n’ai plus de jambes. Je verrai avec ma petite-fille Marie, il n’est pas exclu que je m’habille et qu’elle m’emmène » dit-il. Car, si la jambe gauche a cessé d’être vaillante, le regard, lui, est resté lumineux. Il devient même rieur après qu’on l’ait invité à se replonger dans l’un ou l’autre mémorable souvenir qui ont jalonné ces 12 campagnes aux fifres et tambours, par monts et par vaux.

«En 1942, se souvient Roger Collard, on avait marché en civil et présenté des bâtons.»

La Saint-Feuillen de 1942, une édition de guerre, l’a marqué : « J’étais gamin, on a marché en civil. Nos armes, interdites, on les avait remplacées par des bâtons. Les Allemands ne s’y attendaient pas. »

En 1949, ce fut plus joyeux, de l’aveu de celui qui aimait siffler des godets sur la place du Marché, alors occupée par quatre cafés. « On marchait davantage pour le plaisir de la camaraderie. Feuillen venait après » dit-il, amusé.

Une légende s’invite dans la conversation. Selon celle-ci, quand les tirailleurs traversent le bois dit de Saint-Feuillen, sur le grand tour, un ou deux lapins détalent, et ça tiraille à qui mieux mieux.

Roger Collard retient un fou rire. En incise, il glisse un fait d’arme digne d’un semeur de pétards.

Des lapins dans les bois

« Je ne sais plus quand. Etais-ce en 1956 ou 1963 mais, chez les grenadiers, on a eu un lieutenant, boucher de métier, Maurice Piette. La veille, il était allé placer des peaux de lapin. Dans le bois, il s’était écrié « lapin, lapin ! », et ça avait tiré partout » raconte-t-il avec emphase, comme si ce fait d’arme rigolo s’était passé hier.

Et le lieutenant plaisantin, au milieu de la futaie détonante, avait fièrement exhibé la peau au bout de sa baïonnette.

Blagueur, Roger Collard, un peu plus loin, en avait rajouté, en demandant au fermier De Vlieghere, de la ferme de la Folie, un vrai lapin, « à tuer tout de suite », pour tromper les autres pelotons.

N’empêche, Jean Romain atteste de l’existence de cette ancienne légende. « À la septennale de 1815, le doyen Chaltein avait noté dans son registre avoir vu deux lièvres. Le plus fou, c’est qu’à la dernière Saint-Feuillen, j’ai vraiment vu des lapins, et des vrais. »