Minuit est passé depuis quelques minutes. Dans le ventre de la bête, Marie-Élise, matelot de garde, organise le Wake up call : « Stand up, guys… » Rapidement, les portes des différentes cabines occupées par les membres d’équipage s’ouvrent les unes après les autres. Le joyeux Api est le premier à pointer le bout du nez. Il est suivi peu de temps après par la dynamique Miriam. Entre deux portes, Neil, l’opérateur radio, et Francesco, le cuistot, échangent quelques mots. Quant à Fernando, le capitaine du navire, il se tient déjà à la barre, prêt à lever l’ancre.
Le reste de l’équipage ne tarde pas à grouiller sur le pont. Les uns s’affairent à retirer les amarres, tandis que les autres s’occupent des bouées. Dans la salle des machines, Hans et Seomguyn vérifient une dernière fois les turbines dans un vacarme assourdissant. Un peu plus loin, Krasimir sourit : aucun problème électrique à l’horizon.
Avec l’aide d’un « pilot » local, la sortie du port d’Ostende ne se fait cependant pas sans mal. Il faut dire que l’écluse qui ferme le bassin où mouillait le voilier n’est guère beaucoup plus large que le navire lui-même. Mais chacun se démène, calmement, et l’embarcation finit par glisser hors de la rade.
Au petit matin, la houle se fait durement ressentir. Pour certains, la nuit a été compliquée. Mais pas pour Fernando. Il faut dire que l’homme à l’habitude : « J’ai commencé comme simple activiste chez Greenpeace en 1995 », entame cet Espagnol originaire de Galice. « Et j’ai effectué ma première mission à bord du Rainbow Warrior en 2007. Je suis passé par tous les échelons de la hiérarchie avant de devenir capitaine, en 2016. »
Grand amateur de voiliers, Fernando ne cache pas son attachement au « Warrior », comme il l’appelle. Surtout que le navire est assez unique en son genre. Sa coque en acier et sa superstructure en aluminium sont surmontées de deux mâts de type « A-Frame », plus solides que les mâts conventionnels. Il est aussi équipé de systèmes de navigation hypermodernes et possède un système de traitement des eaux usées, ainsi qu’un autre afin de recycler la chaleur présente à bord.
Rainbow Warrior III
- Année de construction : 2011
- Longueur totale : 57,92 m.
- Maître-bau : 11,30 m.
- Tirant d’eau : 5,15 m.
- Tirant d’air : 50,50 m.
- Voilure : 1325 m².
La « flotte Arc-en-Ciel » de Greenpeace se compose de trois grands navires, dont le Rainbow Warrior III. On y retrouve également le MV Arctic Sunrise, un bateau brise-glace norvégien acquis par Greenpeace en 1995, et le MV Esperanza, un gigantesque navire soviétique de 1984 rénové en 2000.
Une carte du monde affichée dans le mess permet de localiser en continu les trois navires, les informations y sont mises à jour quotidiennement.
Si l’Arctic Sunrise passe le plus clair de son temps dans les régions polaires, le Rainbow Warrior et l’Esperanza parcourent davantage le globe et ses cinq océans.
« Le Rainbow Warrior est celui des trois navires qui effectue le plus de distance lors de chaque mission, grâce à son impressionnante voilure », reprend Fernando. « Par exemple, le plus long trajet sans escale que j’ai effectué avec lui a duré deux mois ! C’était il y a peu. Il fallait rejoindre la Méditerranée depuis la Corée du Sud. Tout ça sans aller à terre… »
S’il aime voyager à bord du mythique voilier, il apprécie tout autant les deux autres grands navires de la flotte Arc-en-Ciel. « En fait, nous fonctionnons sur le principe du turn-over », poursuit-il. « Une mission dure trois mois. Ensuite, les trois mois suivants, nous sommes mis au repos : on reste donc chez nous. Et cela vaut pour chaque membre d’équipage. Quand on retourne ensuite en mission au bout de trois mois, on change de bateau. »
En d’autres termes, chaque capitaine, chaque second et chaque matelot est amené à tourner entre les trois bateaux durant sa période au sein de l’unité. « Cela demande une énorme logistique, d’autant que le turn-over se fait pour chaque membre d’équipage à des moments différents », précise Massimo, lequel a rejoint le voilier voici un mois. Mais ce principe permet surtout à chaque membre d’équipage de varier les missions et, comme on dit, de voir du pays…
« Je suis une privilégiée »
Marie-Élise a 30 ans. Logisticienne chez Greenpeace Belgium, elle profite du passage du voilier en mer du Nord pour y passer quelques jours en qualité de matelot volontaire. Il faut dire que, depuis une mission réalisée sur le navire en 2018, le Rainbow Warrior n’a plus de secret pour elle.
« Je me sens comme une privilégiée », raconte la jeune femme originaire de la région gantoise. « J’ai eu en réalité la chance d’effectuer trois missions à bord des navires de Greenpeace. En 2018, j’avais embarqué à Singapour pour cinq semaines de navigation en direction de la Nouvelle-Zélande. Nous étions notamment passés par la grande barrière de corail, au large de l’Australie. Après cette première partie de voyage, nous avions transité de port en port dans le cadre d’une campagne « open boat ». L’objectif était de permettre aux gens de monter à bord lorsque nous étions à quai et nous leur expliquions qui nous étions, ce que nous faisions dans cette région. Nous avons ainsi rencontré des tribus maories et nous leur avons apporté notre soutien dans leur lutte contre l’exploitation de leurs mers par des plateformes pétrolières. C’était une expérience fantastique et les moments partagés avec les Maoris resteront à jamais gravés dans ma mémoire. »
Avant cette mission en 2018, Marie-Élise a donc eu le privilège d’effectuer deux autres missions : l’une sur l’Arctic Sunrise, l’autre sur l’Esperanza.
« En 2016, j’ai effectué ma première mission comme volontaire. Nous étions partis des Pays-Bas à destination du pôle Nord, en remontant le long des côtes norvégiennes. Notre objectif était d’emmener et d’accompagner une équipe de télévision de la BBC, laquelle voulait filmer des ours polaires. Nous en avons vu à plusieurs reprises, c’était vraiment extraordinaire. »
L’année suivante, c’est à nouveau comme volontaire que la jeune femme avait embarqué, sur l’Esperanza cette fois, et pour une tout autre destination. « Depuis Bilbao, en Espagne, nous avions gagné l’Afrique et les ports du Cameroun et de la République démocratique du Congo. Sur notre trajet, je me souviens que nous avions croisé un bateau qui pratiquait de la pêche illégale. Comme toujours dans ce genre de situation, nous avons pris des images vidéo en qualité de preuves, afin de dénoncer leur crime, et nous nous sommes mis en travers de leur chemin, afin qu’ils abandonnent leur route et leur pêche (NDLR : ce genre d’action est fréquent dans le chef des trois navires de la « flotte Ar-en-Ciel », qui s’arroge ainsi un rôle de policier sur les mers). Nous devions normalement terminer notre mission au Congo-Brazzaville, mais les autorités ne nous ont pas autorisés à débarquer ! Il a donc fallu retourner au Cameroun. »
Il est vrai que les navires de Greenpeace ne reçoivent pas systématiquement un accueil très chaleureux. Car même si les marins ne prennent pas eux-mêmes part aux actions coup-de-poing qui défrayent régulièrement la chronique, les bateaux servent tout de même régulièrement de base d’appui pour les activistes. Ceux-ci sont en réalité des volontaires et, lorsqu’un employé de Greenpeace –un marin, un logisticien ou autre- prend part à une action, il le fait donc en son propre nom et durant ses périodes de congé.
Et si Greenpeace se targue de mener des actions dites « non-violentes », certaines débouchent parfois sur certains débordements. « Avant d’arriver à Ostende, nous avons soutenu une action dans le port de Gdansk (NDLR : le Rainbow Warrior bloquait ainsi un terminal charbonnier pendant que des activistes polonais grimpaient en haut d’une grue, afin de paralyser l’activité et protester ainsi contre la politique de la Pologne, favorable au charbon). Puisque nous refusions de libérer l’accès, des gardes-frontières polonais armés de mitrailleuses sont montés à bord et ont brisé une vitre du navire afin d’entrer dans la cabine de pilotage », raconte Fernando. « J’ai été placé en garde à vue pendant deux jours, puis finalement libéré. » Le Rainbow Warrior a ensuite été remorqué en dehors du port.
Pourtant, Fernando l’assure : les incidents de ce genre et les gardes à vue sont plutôt rares sur les navires. « En fait, la plupart du temps, quand il y a une action à laquelle nous apportons notre soutien, le port où nous mouillons nous ordonne une fois l’action terminée de partir. Et comme on n’est pas là pour créer des problèmes, la plupart du temps, c’est que nous faisons. »
Nettoyage, repos et balade en mer
Tandis que Fernando reporte son regard vers les multiples écrans qui décorent sa cabine de pilotage, des membres de son équipage continuent de s’affairer tout autour, vacant à certaines opérations de nettoyage et de réparation. D’autres profitent du calme relatif pour se reposer dans leur cabine : Krasimir appelle ses enfants via Skype, tandis que Pablo se matte un film sur son ordinateur.
Aidé de Véronique, une volontaire présente cette semaine sur le bateau, Francesco prépare le repas. Au menu : poivrons farcis au quinoa, risotto aux champignons ou encore pois-chiches au curry et lait de coco. Les repas servis à bord sont tous végétariens, vegans pour la plupart. Mais le cuistot américano-italien sait comment s’y prendre pour chaque jour renouveler le menu.
La vie à bord bat son plein, tandis que le Rainbow Warrior escalade, vague après vague, les flots en direction du Bligh Bank Offshore Wind Farm, l’un des parcs éoliens offshores situés au large de la côte belge, à l’extrême limite des eaux territoriales néerlandaises.
Miriam et Nee en profitent pour mettre à l’eau l’un des trois zodiacs que compte le voilier, sous le regard attentif de Sinja. C’est elle qui est chargée de tout ce qui touche de près ou de loin à la sécurité sur le bateau. Une fois la petite embarcation à flots, quelques personnes sont invitées à monter à bord, direction les éoliennes : l’occasion de voir de plus près cette merveille technologique qui fait dans le milieu la réputation de la Belgique.