Sur la pelouse autrefois foulée par les meilleurs joueurs de la D1, deux chiens se courent gentiment après. À proximité, leurs maîtres, une femme et un homme, discutent à distance respectable. Lui, un petit sac sur le dos, est un habitué des lieux depuis la mi-mars. Sans-abri, c’est ici, à proximité du centre de Mons, dans un Stade Tondreau défraîchi, qu’il passe la majorité de ces nuits depuis le début du confinement.
Masqué et ganté, Jean-Sébastien, un des quatre travailleurs sociaux du site, observe la scène de loin. Dans le cas présent, « pas besoin d’intervenir » : « Les mesures de sécurité sont plus ou moins bien respectées et tout se passe normalement. » Demi-tour.
Arrivé à hauteur de la tribune II, l’agent montois, de faction depuis 15h00 jusque 22h00, s’engouffre dans les locaux anciennement réservés aux équipes et aux employés du stade. Près de la cuisine, il rejoint ses collègues du jour, Moïra, François et Jérôme, autour d’une grande table sur laquelle sont notamment disposés un énorme flacon de gel hydroalcoolique et quelques masques de protection.
« On commence à manquer de masques, note Moïra. On essaye de trouver des solutions et de piocher dans notre stock uniquement quand c’est nécessaire, mais on est parfois rattrapé par la réalité du terrain. »
Et le terrain de ces travailleurs sociaux, depuis plus d’un mois, c’est ce stade de foot réaménagé en abri de jour et de nuit.
« Étant donné les circonstances, notre ancien refuge était devenu trop exigu pour héberger tout le monde dans le respect des normes sanitaires, poursuit Moïra. C’est pourquoi nous avons déménagé temporairement dans ces locaux sportifs, beaucoup plus grands, où les résidents peuvent toujours trouver assistance. »
Si le Tondreau peut théoriquement abriter jusqu’à 60 sans-abri, ils sont souvent entre 20 et 30 à se réfugier aux abords du terrain. « Comme en période hivernale, finalement. » À la différence que les règles sont un peu différentes.
De la même façon que le personnel désinfecte les dortoirs durant la matinée afin d’éviter une possible propagation du virus, « on demande à chacun de se couvrir le visage et de respecter les mesures de distanciation sociale sur le site, résume François. Malheureusement, dans les faits, le message ne passe pas toujours. »
« La crise sanitaire a miné le moral de quelques sans-abri. Pour certains, l’épidémie est arrivée pile au moment où ils devaient retrouver un foyer. »
Du masque détendu à la cannette de bière partagée à plusieurs, les petits oublis sont monnaie courante. « Ce n’est pas qu’on ne veuille pas se plier aux règles, mais ce n’est pas habituel pour nous », estime Belinda, une des quatre femmes inscrites sur le registre de nuit.
« Au-delà du fait que certains ont du mal à respecter les contraintes qu’on leur impose, on constate qu’ils sont souvent mal informés, estime encore Moïra. Malheureusement, ils ne sont pas toujours aussi bien renseignés sur le virus que vous et moi. » Sans doute parce qu’il ne s’agit pas de leur priorité, non plus. « Pour quelques-uns, au début du confinement, la seule chose qui les tracassait, c’était juste de ne plus trouver leur dealer en rue », ajoute ainsi un autre agent qui se rend vers la cuisine.
Entre la soupe du soir et le dernier café de la journée, Moïra en profite pour se rendre de l’autre côté du stade afin de visiter et remonter quelque peu le moral à un sans-abri. Sur la porte, une feuille de papier : « CAS COVID-19 ISOLEMENT ». Dans le petit local, un peu de musique accompagne les inquiétudes d’un homme testé tout récemment.
« Plusieurs de nos habitués ont attrapé le virus, regrette la jeune femme. Dans pareil cas, on les place directement en quarantaine, que ce soit ici ou dans d’autres établissements aménagés pour l’occasion. »
Le pas décidé, la jeune maman repart en sens inverse. En cachant pudiquement une certaine inquiétude. « On a déjà vécu ce genre de crise sanitaire chez nous puisqu’on a dû faire face à une épidémie de grippe il y a quelques années. Mais ici, c’est différent. C’est une maladie assez inconnue. Forcément, on a peur de ramener le virus à la maison, mais bon… » Très vite, Moïra chasse ses idées noires. Le quotidien reprend le dessus.
À moins d’une heure du couvre-feu, entre 21h00 et 22h00 selon les soirées, les quatre travailleurs sociaux tirent parti de quelques minutes d’accalmie pour souffler un peu. Et évoquer le cas d’une ancienne habituée de l‘abri qui squatte désormais à proximité, juste en face des dortoirs aménagés dans les loges VIP.
« Le stade est une bonne alternative en ce moment car il permet de bien séparer les lits notamment, mais il n’y a rien à faire, ce n’est pas un lieu totalement adapté à la situation. En termes de sécurité, par exemple, c’est très compliqué à gérer. Surtout sans caméras de surveillance à disposition. Les couloirs sont longs et il nous faut pas mal de temps pour aller d’un endroit à un autre. En cas de bagarre, c’est chaud. »
« Il suffit de pas grand-chose pour que les esprits s’échauffent. »
Si la soirée se passe plutôt calmement jusqu’à présent, rien ne dit que la situation ne va pas s’envenimer.
« Il suffit de pas grand-chose pour que les esprits s’échauffent et qu’ils n’en viennent aux mains, explique Jean-Sébastien. Hier encore, nous avons dû exclure quelqu’un qui nous avait agressés. Ce n’est amusant pour personne, mais on ne peut pas ajouter de la violence à une situation qui est déjà parfois très tendue. »
Désormais entièrement protégés par une combinaison, un masque et même une visière pour l’un d’entre eux, Moïra et son équipe sont prêts pour l’appel.
Tandis que Jean-Sébastien scan tous ceux qui dormiront sur place afin de s’assurer qu’ils ne possèdent rien d’interdit sur eux, sa collègue prend note de leur température.
Le processus est un peu long mais nécessaire. « On vérifie qu’ils n’ont pas de fièvre avant de monter à l’étage. C’est une façon de prendre nos précautions et de s’assurer qu’on minimise bien les risques de contamination potentielle », commente le binôme entre deux scans.
Peu à peu, la file de sans-abris diminue. Patients, les premiers inscrits attendent que les derniers arrivés les rejoignent. Pour les agents montois, le moment est parfois à la confidence ou au bilan.
« En attendant les résultats du thermomètre, certains d’entre eux nous racontent leur journée ou nous font part d’un problème. C’est l’occasion de voir ce qui va et ce qui ne va pas. » L’oreille toujours attentive à leurs soucis du quotidien, les agents montois apportent leurs conseils dès que c’est possible. « Malheureusement, la crise sanitaire a miné le moral de quelques-uns parmi eux. Pour certains, l’épidémie est arrivée pile au moment où ils devaient retrouver un foyer. C’est frustrant pour eux. Au lieu de dormir sous leur propre toit, ils restent encore un peu avec nous, le temps que la situation se calme. »
Les veilleurs de nuit arrivés entre-temps – « On bosse de 21h00 jusqu’à l’arrivée de la troisième équipe, entre 7h00 et 8h00 » – le scan se termine. Et c’est ensemble que tout le monde rejoint finalement les dortoirs.
Le temps de s’assurer que tout le monde dispose d’assez de draps pour la nuit, François sort prendre le pouls dans les tribunes où un fumoir temporaire occupe une partie du virage. En face, dans le squat qu’il a visité plus tôt dans la journée, une lumière attire son regard. Il le sait : sa journée n’est pas encore totalement finie. « Après avoir décontaminé nos combinaisons, il faudra aller voir ça… »