Respectivement chef de service, réanimation polyvalente et manager de Soins, département de médecine critique, David De Bels et Yves Maule sont en première ligne aux côtés de leur équipe.

David De Bels, Yves Maule, aviez-vous déjà vécu ce type de crise ?

David De Bels : Habituellement, dans le cadre d’un plan catastrophe, c’est en général foireux pendant 24 heures. Pendant quelques heures, la capacité de prise en charge est dépassée par le nombre de patients. Puis, la courbe finit par s’inverser et le système de soins de santé parvient à dépasser le nombre de patients. Tout cela se fait normalement sur des durées très courtes. Ici, avec le Covid-19, nous sommes sur des durées beaucoup plus longues. Cela demande beaucoup de résilience de la part des équipes.

En voyant les images de la situation en Italie, avez-vous craint de vivre pareille situation ?

Yves Maule : Oui et non, notamment parce que le fantasme est souvent bien plus grave que la réalité. Les images que nous avons vues sont des images extrêmes. Tous les hôpitaux italiens n’étaient pas dans cette situation-là. Nous avions évidemment les images italiennes quelque part dans un coin de la tête. Nous avons sans doute mis la pression sur nos équipes au cas où, tout en priant pour que cela n’arrive pas. Attention toutefois que nous ne sommes pas encore sortis de la crise, il n’est pas dit que la semaine prochaine nous n’allons pas nous retrouver avec tous nos lits complets.

« Attention toutefois que nous ne sommes pas encore sortis de la crise, il n’est pas dit que la semaine prochaine nous n’allons pas nous retrouver avec tous nos lits complets.»

On évoque justement un relâchement de la population face au confinement…

David De Bels : On remercie les gens d’être sur leur balcon à 20h, mais s’ils font aussi la bringue en groupe, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Les excès de ce week-end, nous allons sans doute les payer dans une grosse semaine au niveau des hospitalisations, une dizaine de jours pour ce qui est des soins intensifs. Le personnel est capable d’encaisser une première vague, mais en encaisser une seconde en se disant que c’est parce que les gens n’ont pas fait ce qu’il fallait, cela va être encore plus dur.

« On remercie les gens d’être sur leur balcon à 20h, mais s’ils font aussi la bringue en groupe, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. »

Est-ce qu’on peut être préparé à vivre une telle crise ?

Yves Maule : La gestion d’une crise se fait toujours dans l’anticipation. Si vous avez un coup d’avance sur celle-ci, vous survivez, si vous avez un coup de retard par contre vous y passez. Dans nos papiers, nous avons des scénarios prévus, des protocoles qui ont été discutés en amont pour ne pas devoir le faire au chevet du patient. Si elles doivent arriver, les choses devront êtres faites. Personne ne viendra les faire à notre place.

David De Bels : Nous avons dû anticiper les décisions pour éviter la précipitation. Nous avons également demandé que notre comité d’éthique ait une cellule d’urgence joignable 24h/24.

En cas d’augmentation du nombre de patients en soins intensifs, on évoque déjà beaucoup la question des choix à faire, comment y répondre ?

David De Bels : Pour l’instant, le choix n’est plus vraiment celui des admissions dans notre service. La discussion actuelle porte surtout sur la question de savoir jusqu’où aller dans nos traitements lourds et invasifs aux soins intensifs. Qui sont les patients qui vont en bénéficier ? Certaines techniques extracorporelles sont limitées par le matériel disponible et donc nos indications sont parfois plus restrictives car nous savons que nous pourrions être en difficulté si un afflux trop important de patients devait arriver.

Yves Maule : Mais la situation actuelle est différente d’une catastrophe. Si on reprend les attentats du 22 mars 2016, durant lesquels les équipes de Brugmann étaient dans postes médicaux avancés, là, des choix ont dû être faits sans avoir le temps d’y penser. Nous étions dans un contexte de prise de décision dans un laps de temps très court. Ici, nous avons du temps pour prendre les décisions à plusieurs, cela permet notamment de préparer l’environnement. Pour les équipes, il y a forcément des liens avec les patients. Même s’ils sont endormis, il y a des contacts. Ce sont des êtres humains.

Comment se passe le lien avec les familles qui sont à l’extérieur ?

David De Bels : Pendant la journée, nos lignes téléphoniques sont déviées vers une cellule de psychologues. Celle-ci discute avec les familles et nous donne un feedback. Quand on les appelle, nous avons déjà une idée globale de la situation, ce qui nous permet d’adapter le message. Si la situation n’est pas bonne, il faut y aller progressivement. Il faut pouvoir anticiper, tout en restant honnête. Communiquer avec les familles uniquement par téléphone complique par contre encore plus la situation. 

Yves Maule : L’accompagnement du patient qui s’en va, c’est aussi une forme de soin. Ces familles qui ne peuvent pas voir leurs proches en fin de vie, cela représente également une forme de souffrance pour nos équipes.

Après trois semaines, comment est le moral de vos unités ?

Yves Maule : La première semaine a été très compliquée. Il a fallu s’adapter au chaos. Désormais, vivre au coeur de celui-ci est devenu le mode de fonctionnement commun. Les gens s’adaptent et le moral reste bon. Nous avons eu la chance de ne pas avoir de collègues gravement malade. Heureusement. Les gens restent assez positifs pour le moment, mais si la situation devait durer deux ou trois mois, je ne sais pas si tout le monde sera capable de tenir. Un suivi psychologique est déjà possible pour les équipes. Certains ne dorment sans doute pas beaucoup la nuit. Heureusement, nous avons pris la bonne décision de permettre à tout le monde de pouvoir souffler pour tenir le coup et se projeter un peu plus loin. Si tu es tout le temps dedans, ta tête reste ici et tu ne prends jamais de recul. Nous aurons aussi un gros travail d’accompagnement à effectuer quand tout ça sera terminé. On parle ici des unités de soins intensifs, mais c’est valable pour tous les étages de l’hôpital.

« Ces familles qui ne peuvent pas voir leurs proches en fin de vie, cela représente également une forme de souffrance pour nos équipes. »

Que se passe-t-il pour les patients une fois qu’ils ont quitté votre unité ?

David De Bels : C’est loin d’être anodin de se retrouver en détresse respiratoire. Après quinze jours de réanimation lourde, ces gens sont complètement exténués et vont avoir une période post-soins intensifs très importante. Il faut gérer le stress post traumatique chez les patients et gérer leur revalidation. Chaque jour, ces gens perdent environ 1% de masse musculaire en étant alité aux soins intensifs. C’est long et compliqué à reconstruire. Sortir les patients des soins intensifs, c’est notre première mission, mais cela ne suffit pas pour leur permettre de retrouver une vie normale.

Yves Maule : Et puis il y a tous ces patients « non Covid » qu’il faut continuer de soigner avec le même degré d’exigence. Pour le moment, ils ont peur de venir à l’hôpital. Nous les voyons moins, mais cela nous tracasse malgré tout parce qu’ils vont bien devoir arriver à un moment donné.

Comment voyez-vous le futur ?

David De Bels : Je pense qu’il est déjà illusoire de se dire qu’il n’y aura plus d’épidémie à l’avenir. Dans les mois qui viennent, il faudra tirer les leçons de ce qui a fonctionné ou non et réajuster le tir. D’accord, il faut faire des économies, mais faut-il encore les faire sur le secteur de la santé ? Nous savons qu’une épidémie risque de revenir. Quand et sous quelle forme? Impossible de le prédire. Ce serait dommage de ne pas tirer les bonnes conclusions,  de ne pas mettre en place les structures qui permettent de monter en puissance au niveau des soins de santé. Si on continue dans la même direction, je ne suis pas certain qu’on pourra gérer une nouvelle crise de cette sorte.