Le bruit a aujourd’hui envahi tous les espaces de notre vie. L’inexorable développement économique, l’urbanisation et la modernité multiplient les décibels qui nous assaillent en permanence, transformant le silence en une denrée rare, presque inaccessible.

Il suffit de faire ce test : pouvez-vous passer 15 minutes d’affilée sans entendre un seul son d’origine humaine ?

Cette recherche du silence risque fort d’être perturbée par une voiture, un train, une tondeuse, un téléphone, un avion, une sirène d’alarme, une télévision…

Trouver le silence, est-ce un mythe ? C’est ce qu’on a voulu vérifier.

Niveau 3
Environnement très bruyant – Plus de 80 décibels

QUAND LE BRUIT DEVIENT SOUFFRANCE

Si le silence apaise, le bruit peut avoir des conséquences lourdes sur la santé. Des effets à long terme, parfois irréversibles.

Une fois l’oreillette bien enfoncée dans le pavillon auriculaire, le médecin lance sa machine. Le test peut commencer.

L’engin situé dans une petite cabine du service ORL du Centre Hospitalier Interrégional Edith Cavell émet de petits bruits, afin de mesurer le fonctionnement de l’oreille. Les sons qui reviennent vers l’oreillette, en écho, signalent que tout est en ordre.

Ce n’est pas le cas de l’ensemble des patients du docteur Valérie Wiener.

À chaque service, la même rengaine. “J’ai environ 10% des patients qui viennent pour des problèmes d’acouphènes. Cela peut prendre différentes formes, il peut y avoir des symptômes associés qui varient d’une personne à l’autre et chacun peut être dérangé différemment par ce problème. Mais c’est toujours un signal d’alarme du corps”.

Ce petit sifflement et cette sensation d’avoir de la ouate dans les oreilles, vous l’avez peut-être déjà expérimenté en sortant d’un concert ou d’une soirée. C’est un type d’acouphène. Le genre qui se résorbe normalement rapidement.

L’acouphène est l’une des conséquences d’un bruit excessif. Soit trop fort pendant une courte période, soit moins intense mais pendant trop longtemps.

Pour certains, la sensation grimpe jusqu’à l’insupportable. Certains sons, certaines fréquences, font littéralement souffrir. Le seuil de tolérance de l’oreille a diminué suite à un problème et le moindre son peut pourrir la vie.

L’occasion pour le docteur Wiener de faire de la prévention.

“En pénétrant dans certains lieux, il faut immédiatement penser au bien-être de nos oreilles. Je pense aux discothèques, au cinéma et évidemment dans les concerts. On distribue de plus en plus de protections auditives gratuitement lors de certains événements et ça reste la première des précautions. On trouve aussi des casques pour les enfants, plus facile et offrant une meilleure protection que les bouchons d’oreilles. En matière d’écouteurs, on préférera les modèles “coquilles” extérieures plutôt que ceux qui s’enfoncent directement dans l’oreille. Et pour les musiciens, notamment les jeunes, pensez à l’insonorisation des pièces. Répéter dans un garage, c’est s’assurer d’avoir du son qui ricoche et revient sans cesse agresser vos tympans. Il y a moyen d’empêcher une partie de la réverbération avec des moyens simples et pas chers, comme des boîtes d’œufs sur les murs si besoin”.

Le mal des musicos

Les témoignages ne manquent pas sur ces victimes des acouphènes, avec en première ligne, les musiciens. Sur notre site, nous avions relayer plusieurs témoignages dont ceux de Veence Hanao, rappeur bruxellois, ou encore de la DJ Florence Atlas. Si la musique est un plaisir pour vous, protégez-vous les oreilles.

LE BRUIT QUI EMPOISONNE

Le bruit peut aussi empoisonner la vie, sans aller jusqu’à la souffrance. C’est notamment le cas des riverains des aéroports.

Charles Sohet, président de l’association “Piste 01, ça suffit”, connaît son dossier sur le bout des doigts. Force du vent, procédure d’approche des avions, utilisation des pistes de Zaventem, décisions politiques dans ce dossier etc. L’habitant de Waterloo est intarissable.

“On a créé cette ASBL il y a trois ans, avant tout pour mener un combat de justice. Les compensations financières, on s’en fiche”.

Pour poursuivre ses explications, il ouvre la fenêtre. “Écoutez. Qu’est-ce que vous entendez ? Rien, c’est le calme plat, c’est normal. C’est la situation normale, c’est pour ça que les gens viennent habiter ici. Alors quand tout d’un coup des avions se mettent à survoler cette zone, densément peuplée, on devient fou. Et ça, c’est l’usage abusif de la piste 01 qui en est la cause”.

Le dossier est épais, technique et bourré de rebondissements politiques. Cette piste de Zaventem, normalement “de secours”, a vu son utilisation augmenter significativement après 2004. L’État belge a d’ailleurs été condamné en appel, dans un arrêt rendu le 31 mars dernier, concernant l’utilisation jugée abusive de cette piste.

Brussels Airport possède un réseau de mesure du bruit comportant en tout 21 sonomètres qui mesurent le bruit ambiant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Un tour sur le site du BATC (Brussels airport traffic control) permet de parcourir les différents sonomètres et leurs mesures. On y découvre par exemple que la station de Nossegem (à environ 2 kilomètres de l’aéroport) a mesuré en journée 149 “événements sonores” lors du mois de mars 2017, dont 31 qui dépassaient les 85 dB(A). La nuit, 29 événements sonores sont répertoriés, dont 16 au-dessus des 85 dB(A).

Lorsque la piste 01 est en service, les avions qui atterrissent doivent se placer dans son axe, après une boucle au niveau de Waterloo et Braine-l’Alleud. C’est là que le gros des nuisances sonores empoisonne la vie des riverains, dans une zone qui était auparavant relativement épargnée.

Le combat de l’ASBL : changer les normes de vent actuelles, trop restrictives, pour revenir à la situation historique, instaurer un organisme de contrôle indépendant et revoir les procédures d’approche.

Car à Waterloo, à plus de 20 kilomètres de l’aéroport, le bruit d’un avion qui passe doit rester l’exception. “Si vous cherchez le silence, ce n’est pas ici que vous le trouverez”, nous lance, sourire en coin, Charles Sohet.

Niveau 2
Environnement bruyant – Plus de 50 décibels

BRUYANTE URBANISATION

L’OBLIGATION DU BRUIT

Le silence fait peur. Nous remplissons donc parfois nos vies de bruits, comme par obligation.

Comment le bruit a-t-il petit à petit englouti notre société ? David Le Breton, professeur en sociologie à l’Université de Strasbourg, auteur des ouvrages “Du silence” ou encore “Marcher (Eloge des chemins et de la lenteur)”, lance des pistes de réflexions.

“Le silence peut faire peur. Dans le silence, on est renvoyé à notre intériorité, face à notre univers intérieur, qu’on ne contrôle pas. On est démuni, complètement nu face à nous-mêmes. Dans tous les cafés aujourd’hui il y a de la musique d’ambiance. Ce bruit est devenu obligatoire, il a une fonction de pommade, il apaise les gens, évite le blanc des conversations qui montre qu’on s’ennuie par exemple”.

Mais c’est en réalité tout notre fonctionnement actuel qui laisse peu de place au silence et se remplit de “bruits”. On passe d’un message à l’autre en surfant sur Internet, la publicité nous assaille partout etc. David Le Breton reconnaît une forme d’écœurement.

“Le bruit a une dimension étouffante. On peut le voir par exemple avec le téléphone portable, objet ultime de la contrainte de communication qu’on nous impose. On doit être disponible en permanence. Le GSM matérialise ce fait. C’est le cas aussi des réseaux sociaux. Ils nous écrasent, on a l’impression de disparaître sous le poids de cette demande de disponibilité. Notre société est bruyante aussi à cause de cette tyrannie de la communication, qui génère ce bruit, cette distraction permanente”.

C’est d’ailleurs en ce sens que le sociologue se réclame des “marcheurs”. Il retrouve dans cette activité un moment et un lieu d’apaisement, de retour à soi, sans cette tyrannie du bruit quotidien. Un moment essentiel selon lui.

“Le bruit est un ennemi de l’intériorité, votre pensée est neutralisée par le bruit. La marche permet de faire corps avec le monde, et de s’éloigner des exigences du monde moderne. C’est l’éloge parfait d’une forme de silence.”

En discutant avec le sociologue, il nous fait comprendre que la voiture semble être l’ennemi public n°1 du calme. De quoi orienter notre recherche du silence.

Niveau 1
Au calme – Moins de 40 décibels

LOIN DES ROUTES

Pour trouver le silence, il faut parvenir à faire disparaître les routes et les villes. Direction la nature.

Pour trouver le calme, nous nous éloignons donc des grandes villes et des routes. Après un rapide coup d’œil sur la carte des routes wallonnes, direction les Hautes Fagnes, dans l’Est du pays. Cela nous semble être l’endroit le plus préservé du bruit. Les routes y sont réduites, le survol par les avions devrait nous épargner.

La voiture garée sur le côté, nous plongeons dans la forêt, pour essayer de nous perdre au milieu des bois.

Pas à pas, les moteurs se taisent, le bruit de la route s’étouffe. Comme si le bouton de volume glissait vers le zéro. Apaisant.

GSM éteint, sans personne autour de nous, nous plongeons dans un petit bonheur éphémère, coupé de toutes perturbations extérieures.

Pendant certains instants, on apprécie le calme, tout relatif, de l’endroit. Les seuls bruits audibles proviennent de la nature environnante. Des oiseaux filent au-dessus de nos têtes, le vent fait bruisser les feuilles, des branches craquent sous nos pieds.

Tout relatif, car ces moments sont rares et l’on finit toujours par entendre au loin, un bruit de fond. Les pneus continuent de faire chanter le bitume. Sortir un sonomètre permet de constater d’ailleurs que le son est toujours bien présent lorsqu’une voiture passe au loin.

Malgré la faible précision de notre appareil, on monte parfois à 40 décibels quand le pilote du bolide qui passe au loin écrase le champignon.

Si cet endroit apporte un peu de sérénité, nous réalisons que trouver le véritable silence ne se fera pas ici. Les recherches de lieux silencieux sont souvent plus compliquées.

C’est d’ailleurs une grande partie du travail d’audio-naturaliste.

LE SILENCE DES AUDIO-NATURALISTES

Les audio-naturalistes recherchent le silence pour mieux entendre la nature. Rencontre.

Il y a pourtant des endroits coupés de ce bruit humain. Certains les traquent, comme un Eden toujours plus difficile à atteindre. Marc Namblard est de ceux-là.

Ce Français, qui exerce en Lorraine, est audio-naturaliste. Depuis plusieurs années, il chasse les sons de la nature. Qu’ils soient animaliers ou liés aux éléments. Un travail à retrouver sur son site promeneursecoutant.fr.

“Notre pratique audio-naturaliste ne se conçoit qu’en absence de bruits humains. On cherche à enregistrer une grande variété de bruits, qui peuvent aller du très intense, comme la foudre par exemple, au plus discret, comme de petits bruits d’animaux. Et pour pouvoir enregistrer tout cela de la meilleure manière possible, il faut à tout prix éviter le bruit parasite. Une grande partie de notre travail, en amont, consiste donc à rechercher ces zones de quiétude.”

Même s’il avoue manquer encore un peu de recul, Marc Namblard constate déjà bien la tendance : le bruit gagne du terrain. Inexorablement.

“Il y a l’urbanisation, bien sûr, mais aussi le développement de pas mal d’activités de loisirs. Je pense au quad, à la moto, l’ULM… tous ces engins qui font du bruit. Depuis le grenelle de l’environnement (NDLR: ces discussions politiques en 2007 sur l’environnement et le développement durable, en France), il a aussi eu une intensification de la production de bois. Dans les forêts où je vais, on entend bien plus de tronçonneuses et d’engins parfois monstrueux qui viennent découper et récolter du bois”.

Au fil de la discussion, un constat s’impose aussi.

“Le bruit en milieu urbain est bien pris en compte. On fait des aménagements pour le limiter, pour le contenir et prévenir des désagréments. Mais dès qu’on s’éloigne des grandes agglomérations, c’est terminé. S’il y a du bruit en pleine campagne, on estime que c’est un signe d’activité, qu’il y a de la vie, de l’économie qui se développe. C’est bon signe. On en oublie parfois les effets collatéraux, sur la nature et notre environnement”.

Le silence que recherche l’audio-naturaliste n’est pourtant pas complet. C’est même tout l’inverse puisqu’il cherche des sons. Nous réalisons alors que le silence absolu ne se trouvera pas véritablement à l’état naturel, sauf en de très rares endroits sur la planète.

Pour approcher la meilleure sensation du silence en Belgique, il va falloir viser l’artificiel.

Niveau 0
Le silence – 0 décibel

LA CHAMBRE ANÉCHOÏQUE

Dans cette pièce, aucun son n’entre, aucun ne sort.

Une lourde porte de plus d’un mètre d’épaisseur s’ouvre, laissant entrevoir une gigantesque pièce. Murs, plafond et plancher dessinent un motif psychédélique composé d’étranges pyramides en laine de roche. Un grillage permet de marcher au-dessus du sol.

Bienvenue dans la chambre anéchoïque, ou “chambre sourde”, située à l’ULg.

Une fois la porte refermée, un autre monde s’ouvre à nous. Celui du silence absolu. Pas un décibel à l’horizon. Cette pièce permet d’apprécier un calme assourdissant. Aucun bruit ne rentre, aucun ne sort. Nous sommes complètement isolés.

Rapidement, le sentiment qui prédomine c’est l’étouffement.

Xavier Kaiser, professeur et ingénieur à l’Université de Liège dans l’unité du CEDIA (bureau d’études et de recherche spécialisé en acoustique et vibrations), vise juste en décrivant la pièce.

“Pour certaines personnes cela peut rapidement devenir oppressant. Il y a bien sûr un peu de claustrophobie, car on est enfermé, mais le manque de repère sonore est déstabilisant. En éteignant la lumière, l’effet est encore plus perturbant”, explique-t-il.

Sa voix est parfaitement claire dans cette pièce, aucun écho ou bruit de fond ne vient brouiller le message. On capte le son, puis celui-ci s’arrête instantanément. Il le démontre d’ailleurs en tapant dans ses mains : à peine le son produit, il disparaît, avalé par les murs.

“Le son va seulement se propager jusqu’à vos oreilles, puis c’est fini. Le silence ici n’est pas vraiment absolu puisqu’on peut évidemment s’entendre parler. Mais de base, si on n’était pas là, il n’y a aucun décibel dans cet endroit”.

L’expérience reste surprenante. La “chambre sourde” finit par vous écraser du poids de son silence. On en ressort avec la drôle d’impression de redécouvrir le bruit ambiant, qui ne s’interrompt jamais.

Un peu plus loin, un plancher craque sous les pas d’une personne, deux autres discutent dans un local, des étudiants s’amusent avec une porte qui vient frapper violemment le bâtiment en le faisant résonner.

La quête du silence ne s’achève donc que dans des lieux artificiels comme dans la chambre sourde.

Seul le grand vide de l’espace fait encore mieux, en empêchant carrément tout son de se propager. Une chance qu’on laissera aux astronautes.