À 55 ans, l’Américaine Jackie Joyner-Kersee reste la reine de l’heptathlon. Elle a inscrit son nom au sommet de la discipline lors des Jeux olympiques de Séoul, en 1988. Un record vieux de 29 ans.

À Saint-Louis, où elle vit depuis toujours, Jackie Joyner-Kersee dirige le centre de bien-être qui porte son nom « Le Jackie Joyner-Kersee Center ». Son cheval de bataille : sensibiliser les jeunes et les femmes à l’importance d’une bonne alimentation et de la pratique sportive. « J’essaye de promouvoir un mode de vie sain, dit l’Américaine. Je donne aussi des cours de leadership.  Je crois en la jeunesse éternelle, lance-t-elle en rigolant du haut de ses 55 ans. Pour moi, l’âge ne constitue pas forcément une restriction physique. C’est juste une limite que vous vous imposez mentalement. Ce que je veux dire par là, c’est que, quel soit votre âge, profitez de tout ce que vous faites. »

À une semaine des Mondiaux d’athlétisme à Londres, la championne américaine nous dit tout ce qu’elle pense de Nafissatou.

Jackie Joyner-Kersee, un CV éblouissant :

Jeux olympiques : 6 médailles

Or 3x  : heptathlon (1988  et 92), saut en longueur (1988)

Argent 1x : heptathlon (1984)

Bronze 1x : saut en longueur (1996)

Mondiaux : 4 médailles

Or 4x : heptathlon (1987, 93) ; longueur (1987, 91)

6 fois au-delà des 7000 points

7/7/1986 : Moscou (7148 points)
2/8/1986 : Houston (7158)
1/9/1987 : Rome (7128)
19/7/1988 : Indianapolis (7215)
24/9/1988 : Séoul (7291)
2/8/1992 : Barcelone (7044)

« Elle ne le sait peut-être pas mais Thiam peut battre mon record »

Jackie Joyner-Kersee se fait rare dans les médias. La championne américaine ne cherche pas la lumière. À 55 ans, celle qui demeure la reine de l’heptathlon, celle dont on se demande toujours si le record du monde, établi voilà près de 29 ans, tombera un jour, n’est pas hautaine pour un sou. Sa voix au téléphone est aussi claire que son palmarès est immense. Entre deux entraînements qu’elle donne dans son centre de Saint-Louis, elle a pris tout son temps pour nous parler de Nafi Thiam. Si, durant une longue partie de l’entretien, elle l’appellera « Nefa », elle suit de tout près l’évolution de notre championne olympique. Et ne cache pas sa fascination pour notre compatriote.

Quelle fut votre réaction lorsque Nafissatou Thiam a cassé la barre des 7 000 points fin mai à Götzis ? Étiez-vous surprise que ce soit toujours possible ?

Surprise ? Pas du tout. Je savais qu’il ne s’agissait que d’une question de temps avant qu’elle franchisse cette barrière. Nafi n’est pas seulement une athlète extraordinaire. Elle aime beaucoup de disciplines différentes. Cet amour est indispensable pour briller dans les épreuves combinées. Vous savez quel est son secret ? Son incroyable niveau au saut en hauteur. Pour moi, c’est la clé de l’heptathlon. Et lorsque vous avez trois athlètes qui ont 6 600, 6 700 points dans les jambes comme ce fut le cas en Autriche, elles se poussent toutes vers le haut et les 7 000 unités ne paraissent plus du tout inaccessibles. Honnêtement, j’étais si contente lorsque j’ai vu le total final s’afficher au tableau noir du stade. Parce que certains pensaient qu’il serait impossible de refaire ce genre de performance. Il semble qu’ils aient eu tort…

Aviez-vous déjà entendu parler de Thiam avant les Jeux de Rio ?

Oui, lors des Mondiaux de Pékin en 2015. Je me suis dit que ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle devienne une toute grande dame. J’étais impressionnée par la vitesse à laquelle elle progressait dans chaque discipline. Et quelle sauteuse en hauteur elle est ! Passer 1,98m est très impressionnant et je suis persuadée qu’elle franchira rapidement 2 mètres. En fait, son saut en hauteur équivaut à mon saut en longueur : c’est notre atout respectif, celui qui nous permet de faire la différence par rapport à toutes les autres. Quant à son lancer du javelot, c’est juste… Waouh !

Quelle est la toute la première impression que vous a laissée Nafi ?

Avec elle, tout le monde pouvait d’emblée voir qu’il s’agissait d’un super talent. Dès qu’elle est arrivée, elle a montré, sans aucune arrogance, qu’elle ne craignait pas la concurrence, qu’elle respectait ses adversaires mais était bien décidée à lutter avec les  meilleures, comme l’étaient Katarina Johnson-Thompson et Jessica Ennis-Hill. Elle leur faisait face. Je suis vraiment admirative devant le fait qu’elle mène de front deux passions : les études et le sport de très haut niveau. Quand elle doit étudier, elle ne pense qu’à ça. Elle a le même état d’esprit lorsqu’elle participe à une compétition. Cette combinaison est très saine et la rend encore plus forte.

Vous restez la meilleure heptathlète de l’histoire. Votre record du monde est magique. Pensez-vous qu’il est aussi inaccessible ? Thiam dit qu’elle en est encore très loin…

Elle a raison d’affirmer cela. Je m’explique. Il ne faut surtout pas qu’elle se focalise sur mon record. Ce serait la pire des choses à faire. En revanche, si elle continue à vouloir progresser dans chaque discipline, à essayer de battre ses propres records, alors son niveau général s’améliorera encore. Si mon record peut être battu ? Qui sait ? Un jour, peut-être.

Moi, je n’ai jamais entamé une compétition avec l’ambition de battre le record du monde. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Je voulais gagner. Et, il arrivait, parfois, que je réalise un tout gros truc. Quand tu commences ta compétition, tu dois prendre épreuve par épreuve, pas te fixer un autre but. Au départ du 100 m haies, tu dois te dire : je veux être la meilleure sur les haies. Et, ainsi de suite durant deux jours. Et c’est seulement quand la fin approche, avant le 800 m, que tu peux, peut-être, commencer à penser aux points.

Que doit améliorer Nafi pour espérer battre le record du monde ?

Le saut en hauteur restera crucial à mes yeux. Cela dit, il faut qu’elle puisse retomber à 6,80 m, voire 6,90 à la longueur. Elle doit aussi progresser sur les haies et sur 800 m. Il lui faut grappiller encore 60, 70 points lors de cette ultime épreuve. Vu son jeune âge, elle peut gagner en puissance. Mais il sera alors impératif de trouver le juste milieu pour que cela ne la pénalise pas dans d’autres épreuves et n’engendre pas certaines blessures. Nafi ne peut en aucun cas perdre son atout principal : le saut en hauteur.

« Ce record et moi formons un peu un couple. Si j’en suis dépossédée, ce sera comme un divorce. »

Que ressentirez-vous si quelqu’un vous dépossède un jour de votre record ?

Je suppose que j’aurai un sentiment très étrange. Aujourd’hui, c’est un peu comme si j’étais mariée avec l’heptathlon et ce record du monde. D’un côté, ce sera, donc, un peu comme si je divorçais. De l’autre, je trouverais bien agréable qu’on s’approche de mon record ou qu’on le fasse tomber. Ce serait logique. Et puis, tout le monde se rendrait compte que c’est possible alors que beaucoup sont convaincus du contraire. Mais seule une athlète incroyable peut y aspirer. Or, jusqu’à présent, je n’ai vu que trois femmes très spéciales : Carolina Klüft, Katarina Johnson-Thompson et Nafi. La Suédoise ayant arrêté depuis longtemps, seules les deux dernières me semblent en mesure de s’y attaquer un jour. Et votre compatriote a un avantage sur l’Anglaise parce qu’elle sait tout ce qu’il faut pour franchir la barre des 7 000 points.Elle ne le sait peut-être pas  encore mais Thiam peut battre mon record. Pour moi, Nafi sera encore plus forte demain qu’aujourd’hui. En tout cas, si elle parvient à continuer à faire fi des attentes extérieures, qui sont de plus en plus élevées.

Des statistiques qui donnent le tournis

Jackie Joyner-Kersee , l’Américaine, a franchi la barrière des 7 000 points à six reprises. Il s’agit d’ailleurs toujours des six meilleures performances mondiales de tous les temps. Elle est aussi la seule à avoir cassé cette barre mythique plus d’une fois. En 2007, la Suédoise Carolina Klüft a, elle, signé le record d’Europe (7032 points) et le 7e meilleur heptathlon de l’histoire. À Götzis, Nafissatou Thiam est devenue la troisième performeuse avec 7013 points. Quatrième et dernière heptathlète au-delà des 7 000 unités : la Russe Larisa Turchinskaya (7 007 points en 1989).

À 22 ans, Nafissatou Thiam est la plus jeune de tous les temps à avoir dépassé les 7 000 points. Jackie Joyner-Kersee, Carolina Klüft et Larisa Turchinskaya avaient toutes 24 ans quand elles y sont parvenues.

Jackie Joyner-Kersee – 7291 points
Carolina Klüft – 7032 points
Nafissatou Thiam – 7013 points

points

date et lieu

100m haies

hauteur

poids

200 m

  longueur

javelot

800 mètres

Le record de Thiam

7013 points

Götzis (Aut), le 28/05/2017

13,34 s
1,98 m
14,51 m
24,40 s
6,56 m
59,32 m
2:15,24 s

points

date et lieu

100m haies

hauteur

poids

200 m

  longueur

javelot

800 mètres

Le record de Joyner-Kersee

7291 points

Séoul (Cds), le 24/09/1988

12,69 s
1,86 m
15,80 m
22,56 s
7,27 m
45,66 m
2:08,51 s

Leurs meilleurs résultats par épreuve

100m haies

hauteur

poids

200 m

  longueur

javelot

800 mètres

Le record de Thiam

13,34 s
1,98 m
15,24 m
24,40 s
6,58 m
59,32 m
2:15,24 s

100m haies

hauteur

poids

200 m

  longueur

javelot

800 mètres

Le record de Joyner-Kersee

12,61 s
1,93 m
16 m
22,30 s
7,49 m
50,08 m
2:08,51 s

« Nafi Thiam a tout pour dominer comme je l’ai fait »

Nafissatou Thiam est évidemment la grande favorite pour le titre mondial le 6 août à Londres…

C’est normal. Et je pense qu’elle sera à la hauteur de son statut. D’ailleurs, je ne serais pas étonnée qu’elle franchisse encore là-bas la barre des 7 000 points.

Cette barre, vous êtes la seule  à l’avoir franchie à plusieurs reprises, six pour être exact.

Oui, j’ai parfois du mal à réaliser. En tout cas, je suis heureuse d’avoir contribué à ce que l’heptathlon acquière ses lettres de noblesse. Nafi participe également à l’histoire de ce sport. Je ne sais pas si tout le monde se rend compte à quel point ce qu’elle réalise est exceptionnel. Les Belges peuvent être fiers d’elle. Vous devez la soutenir, la choyer. Et évitez, surtout, de lui mettre trop de pression parce qu’elle est encore très jeune. Enfin, ne banalisez jamais ses performances !

À votre époque, vous étiez la reine du monde. Personne ne pouvait vous battre. Pensez-vous que Thiam peut exercer une telle domination ?

Je pense. Elle a, en tout cas, toutes les qualités pour. OK, il y en a trois ou quatre qui ont un très bon niveau et qui vont être très motivées à l’idée de la battre. Mais Nafi a placé la barre très haut. Celles qui voudront la battre devront presque toujours s’approcher des 7 000 points désormais.

Après Götzis, Ashton Eaton (NDLR : le meilleur décathlonien de tous les temps) a dit que, aujourd’hui, le meilleur athlète de la planète est une femme. Êtes-vous d’accord ?

(Elle éclate de rire). Oui ! Tu sais ce que c’est ? Nafi donne une nouvelle vie aux épreuves combinées. Grâce à elle, il y a un engouement autour de ces disciplines. J’ai toujours pensé de la sorte : les meilleurs athlètes du monde sont les heptathlètes et les décathloniens. Mais pour le faire comprendre au grand public, tu as besoin de quelqu’un qui peut émerveiller les gens. Et Nafi en est capable.

Avec le départ à la retraite d’Usain Bolt, Thiam peut-elle devenir l’une des figures de proue de l’athlétisme ? Elle est belle, a des origines africaines et européennes et a du charisme.

Les spécialistes des épreuves combinées n’ont jamais été assez mis en valeur. Regardez Ashton Eaton ! Il a été au décathlon ce que Bolt est au sprint : le meilleur de tous. Mais on a tout le temps parlé du Jamaïcain et très peu de l’Américain. Nafi me semble la personne indiquée pour casser cette différence de traitement. On en parle déjà régulièrement ici, aux États-Unis. Et pas que dans les magazines sportifs. C’est magnifique pour l’athlétisme féminin. Nafi peut déjà susciter des vocations.