Scènes de crimes, d’attentats, d’accidents, de cambriolages, de reconstitutions… En 2019, le transfert de 100.000 photos d’archives du laboratoire de la Police Judiciaire Fédérale de Liège aux Archives de l’État a débouché sur la mise sur pied d’un comité scientifique international.
Du médecin légiste à l’urbaniste en passant par un commissaire et des photographes, ils sont nombreux à pouvoir faire parler ces documents dont les premiers remontent à 1923. C’est que la photographie judiciaire est la première des trois grandes innovations techniques qui servent la criminalistique moderne.
Mais pour pouvoir utiliser ces documents exceptionnels, il faut d’abord les numériser. De Liège à Namur, du dépôt des archives à une salle d’autopsie, en passant par un studio photo et les locaux de la police judiciaire, embarquez sur les traces de ces archives qui vont encore faire parler d’elles.

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Un trésor de la police au palais de justice de Liège

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Dominant la place Saint-Lambert, le palais des Princes-Évêques héberge les bureaux du gouverneur de Liège, le palais de justice mais également des services de police. En ce jour d’octobre 2018, en se rendant dans le vaste édifice de style néogothique pour une de ses missions, l’archiviste Laurence Druez n’imagine pas qu’elle va découvrir une collection  exceptionnelle.

Pour accéder aux archives du laboratoire de la Police Judiciaire Fédérale de Liège, la cheffe de travaux aux Archives de l’État parcourt de son pas déterminé un dédale de couloirs et enjambe une série d’escaliers. C’est le chef du laboratoire, le commissaire Pierre Simon, qui a titillé la curiosité de l’archiviste. Et elle ne sera pas déçue. Face à Laurence Druez se dresse un mur composé de plusieurs rangées de boîtes contenant les archives photos du laboratoire de la police, depuis sa création en 1923 jusqu’en 1988. Au total, 100.000 clichés sur plaques de verre. Un bien exceptionnel et plus que vraisemblablement unique en Belgique.

“Ces photos sont d’un intérêt majeur”

L’archiviste prend rapidement conscience de la richesse des documents qu’elle a sous les yeux. Confortée par quelques coups de sonde.“C’est d’un intérêt majeur.”  Elle lance alors les premières démarches pour le transfert de ces caisses vers le dépôt liégeois des Archives, situé à Cointe. Cela prendra près de 6 mois. Au total, cela représente 430 boîtes, soit 30 mètres d’archives. Le début d’une aventure scientifique hors norme et qui n’est pas prêt de prendre fin.

Un comité scientifique international autour des archives judiciaires

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“C’est une collection exceptionnelle pour son ampleur matérielle, chronologique, géographique et pour la diversité de son contenu.” Cela fait 5 ans que Laurence Druez, cheffe de travaux aux Archives de l’État, a découvert les archives du laboratoire de la police scientifique liégeoise. Ce laboratoire a été créé en 1923 et couvrait à l’origine les provinces de Liège, Namur, Luxembourg et même Limbourg. Soit toute la zone de la cour d’appel de Liège.

Des photos d’archives sont des documents assez rares. Et elles prennent ici encore plus de valeur car chaque image est numérotée, datée et légendée dans un registre. Ces registres jaunis dévoilent, au fil des pages, des dates, des histoires, des lieux, des noms de magistrats commanditaires et même le nombre de photos prises.

Spécialiste de l’histoire du droit et de la justice (UCL), Xavier Rousseaux est lui aussi convaincu que ces archives sont exceptionnelles. “Pour deux choses: la taille de la collection et la période chronologique couverte”.

D’indépendants à fonctionnaires

“On réserve la photo pour de grands criminels dans les prisons car ça coûte cher. Avant, on faisait venir un dessinateur (architecte…), ça prenait du temps”, précise le professeur extraordinaire émérite de l’UCL. Les premières photos judiciaires sont prises par des photographes privés. “Certains vont en faire leur métier et devenir fonctionnaires.”

Dans les premières années, des policiers sont mis en scène et testent les techniques.

“Au plus on avance vers les années 60, au moins les photos sont intéressantes car on a plus des photos d’empreintes digitales.Très vite, les avocats vont mettre en avant une atmosphère négative de ces clichés”, indique Xavier Rousseaux.

Le professeur apporte également un éclairage historique et sociologique sur l’aspect photographique : “La photo est imposée aux nomades et dans les colonies. Au Congo belge, elle sert à identifier les travailleurs africains pour éviter qu’ils aillent chercher ailleurs un travail mieux rémunéré. Aujourd’hui, on accepte tous d’être identifiés par la photographie.”

Sélection et nettoyage des négatifs

C’est à Liège qu’est opérée une étape cruciale: la sélection des clichés.

Toutes les photos sont en négatif sur des verres qu’il faut manipuler prudemment et nettoyer. Au 1er étage du dépôt liégeois des Archives de l’Etat, Laurence Druez s’occupe de la sélection.

Les archives sont ensuite descendues au rez-de-chaussée. Là, dans une pièce au bout d’un couloir, les plaques de verre sont nettoyées méticuleusement, glissées dans des enveloppes chimiquement neutres puis rangées dans un frigo-box qui servira au transport jusqu’aux archives namuroises où elles seront numérisées et conservées.

Pour Laurence Druez, “les scènes de crime sont loin d’être uniquement macabres. Elles sont un indicateur de l’évolution sociologique. On entre dans le quotidien des personnes.”

Et c’est pour exploiter au mieux cette richesse que Laurence Druez a rassemblé autour du projet une série d’experts, bien au-delà du cercle d’historiens. On y trouve notamment le docteur Boxho, médecin légiste ou encore le commissaire Pierre Simon.

Crimes, suspects et indices sous l’objectif du photographe namurois

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Luc Stokart est chargé de la numérisation des plaques de verre. Un travail minutieux, précis et chronophage. Le photographe namurois estime qu’il pourrait numériser entre 3.000 et 4.000 clichés par an.

Les fenêtres sont couvertes de grands papiers, adoucissant la lumière du soleil qui frappe la façade de l’imposant bâtiment des archives de l’État de Namur. Au bout de la table, un appareil photo se dresse au sommet d’une colonne, l’objectif vers le bas.

C’est l’antre de Luc Stokart. Photographe à l’Observatoire royal de Belgique, il est engagé à mi-temps par l’ASBL Celida pour se charger de la numérisation d’une partie des 100.000 plaques de verre.

Préparées et classées dans les bureaux des Archives de Liège, les plaques de verre sont acheminées à Namur via un bac frigorifique pour les protéger des changements hygrométriques et de température. C’est là que le photographe namurois les numérise. L’endroit présente deux avantages: il est climatisé (ce qui permet une meilleure conservation) et surtout, c’est là, dans les locaux des archives photographiques namuroises que Luc Stokart a installé le studio photo.

Depuis le 4 avril 2022, deux jours par semaine, il numérise patiemment les plaques. “J’en ai fait 400 jusqu’à présent (NDLR : ce reportage Luc Stokart a été réalisé en mai 2022).” Le travail requiert une manipulation délicate. “C’est un objet archéologique.” La haute résolution de la numérisation permet de déceler des détails qui n’étaient peut-être même pas visibles à l’époque. Revers de la médaille: chaque numérisation produit un fichier volumineux, ce qui sature progressivement la mémoire des appareils. Et ralentit donc le travail.

Une touche française et allemande

Au fil de la journée, Luc Stokart voit défiler des crimes, des accidents, des victimes, des suspects, des coupables et des empreintes, beaucoup d’empreintes. “Ils font des photos macro (photos permettant de distinguer les détails), on est au début de quelque chose qui va se professionnaliser.”

Avec son oeil expérimenté, Luc Stokart analyse aussi les photos : Ils travaillent le champ et le contre-champ”. Ce qui marque aussi le professionnel namurois, c’est la formalisation des prises de vue. “Lorsque je découvre les archives, je vois le style français d’Alphonse Bertillon.” C’est lui qui est à l’origine de l’anthropométrie judiciaire, avec ces portraits de face et de profil, pris sur un dispositif qui immobilise les corps. Des milliers de visages venus du passé et semblant regarder le photographe namurois droit dans les yeux.

Une autre école de photographie transparaît également: une approche allemande, soit l’utilisation de repères visuels en vue de la reconstitution d’un récit. Cela peut être des objets mais également des figurants, comme par exemple des gendarmes qui servent de balises photographiques.

La numérisation des photos ne va pas seulement permettre de préserver les milliers de clichés, ces “objets archéologiques”, mais elle permet aussi d’exploiter les fichiers avec un potentiel beaucoup plus important qu’à l’époque. Avec la découverte de nouveaux indices?

Le commissaire par qui tout a débuté

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Sans lui, ces archives n’auraient probablement pas pu être exploitées. Passionné d’histoire, le commissaire Pierre Simon a joué le rôle de “lanceur d’alerte” auprès des Archives. “Pour valoriser ses documents”

Début des années 2000, le parcours professionnel de Pierre Simon l’amène à la police scientifique de Liège. Les anciens lui présentent alors, au fond d’un couloir, sur des étagères, des boîtes qui contiennent des plaques de verre. Associés à ces plaques, des registres papiers “permettant de faire la liaison entre l’élément photographique et le dossier judiciaire en lui-même.” Toute la richesse du projet autour duquel se penchent désormais des spécialistes est dans ce débarras, sous les toits du palais des Princes-Evêques. “Sans ces registres, les plaques de verre perdraient grandement de leur intérêt.” Le débarras et ses archives retombent toutefois dans l’oubli ou presque.

Après un passage dans d’autres villes, le commissaire revient en Cité ardente en tant que chef du service de police technique et scientifique à la police fédérale de Liège. Il revient et va devoir gérer le déménagement du service. Pour la première fois depuis sa création en 1923, le labo va quitter le palais de justice. Direction les hauteurs de Liège.

“Une opportunité à saisir”

Rendez-vous compte: “C’est un service qui avait conservé toutes ses archives, parfois du matériel, des équipements. Rien n’avait été jeté, tout était dans son jus.” Pour un déménagement, ça peut poser problème car tout ne peut être emporté. Le commissaire y voit “une opportunité à saisir”. Sur base de la législation qui impose que toutes les archives publiques soient transférées aux Archives de l’État. Il prend alors contact avec Laurence Druez “qui s’est montrée fort intéressée”.

Une opération est mise en place pour transférer les archives de 1923 à 1988. Le commissaire ne conserve que les 30 dernières années (au moment où le projet est initié) “qui sont susceptibles d’être rouvertes à mon niveau”.

Voir le chemin parcouru depuis un siècle

Sur la grande table de son bureau, lors de notre rencontre, le commissaire Pierre Simon fait défiler les photos qu’il a imprimées en A4. En passant de l’une à l’autre, on progresse dans les locaux historiques du laboratoire de la police judiciaire. Une explication, une anecdote… notre guide historique n’est pas avare en détails.

Au-delà de la démarche légale, Pierre Simon apprécie qu’elles puissent ainsi être valorisées: “Si je les garde dans une cave, personne ne viendra les consulter”.

Passionné par l’histoire, le commissaire ne boude pas non plus son plaisir de faire un bond dans le passé, “voir ce que nos prédécesseurs ont pu réaliser, à quoi ils ont été confrontés, voir l’évolution dans les différentes techniques, les différentes approches, prendre de la hauteur par rapport au chemin parcouru depuis un siècle.”

Dans notre vidéo, le commissaire Simon explique les ressemblances et les différences entre les techniques de travail:

Les autopsies décortiquées par le médecin légiste Philippe Boxho

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Le docteur Philippe Boxho apporte son expertise de médecin légiste sur les archives judiciaires. Un regard qui fait le lien entre passé et présent.

Avec 200 participations à des cours d’assises et plus de 2.000 autopsies réalisées, le docteur Philippe Boxho est un expert incontournable en la matière. Entre le médecin légiste et les archivistes liégeois, le contact est rapidement bien passé. D’autant que l’homme est un passionné d’histoire.

L’archiviste Laurence Druez fait appel à son expertise pour commenter les scènes d’autopsie. Avec des découvertes surprenantes, comme il nous en fait part lorsqu’il nous reçoit dans son bureau, à l’institut médico-légal situé en Outremeuse: “Vous voyez sur cette photo, pour matérialiser la trajectoire de la balle, ils ont utilisé une sonde. Cette sonde, nous l’utilisons toujours aujourd’hui”.

Sur l’écran de son ordinateur, il fait défiler une série de clichés transmis par Madame Druez. Sans la moindre hésitation, Philippe Boxho les commente, les décortique. Et il ne s’arrête pas là puisque sans cesse, il fait des parallèles avec des photos d’autopsie plus récentes. Des liens entre le passé et le présent. “En les regardant, j’ai l’impression d’être avec des photos d’aujourd’hui.”

L’intérêt de ces clichés judiciaires ? Philippe Boxho en parle justement dans son livre « Les morts ont la parole« : “L’identification des individus a toujours été un problème jusqu’à l’avènement de la photographie judiciaire, en 1870, la première, en ordre chronologique, des trois grandes innovations techniques  qui servent la criminalistique moderne.”

Refaire l’autopsie grâce à la photo

Impossible à percevoir pour les profanes, les photos d’autopsie sont pourtant très précieuses car “elles permettent de refaire l’autopsie”, explique le docteur Boxho.  Et c’est notamment le cas pour les photos d’archives: “La technique d’autopsie qu’on voit est la même que celle d’aujourd’hui, c’est la bonne.” L’autopsie sert à démontrer non seulement la cause du décès, mais aussi l’absence de toute autre cause.

Pour Philippe Boxho l’apport de la couleur pour les photos d’autopsies est cependant incontestable : “Sans elle, on ne sait pas dire si la personne est morte avant les coups.”

Dans notre vidéo, le docteur Philippe Boxho  explique les ressemblances et les différences entre les techniques de travail:

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