Au début des années 2000, un important trafic d’archives est découvert à Liège. Depuis lors, une poignée d’archivistes traquent sans relâche des documents volés pour les rendre à nouveau accessibles au public. Chaque mois, des dizaines de documents sont récupérés. Et 20 ans plus tard, d’importantes découvertes sont encore réalisées. Mais parfois, l’aide de la police est nécessaire: il faut dire que les sommes en jeu peuvent rapidement monter de 50 à plus de 1.000 euros pour certains documents. Dans des caisses, il y a donc de véritables trésors pour les receleurs.

Un tremblement de terre parti de Liège

L’homme est un habitué des lieux. Cela fait quelques années que ce sexagénaire français se rend en salle de lecture des Archives générales de Liège, situées à Cointe, sur les hauteurs de la Cité ardente. Mais au fil de ses visites, une interrogation puis une suspicion naissent chez certains archivistes: les commandes de documents que le sexagénaire vient consulter sont fort disparates. Trop disparates. Cela met la puce à l’oreille aux responsables car les personnes venant consulter des documents ciblent généralement une époque, un fait, un lieu. Ici, il n’y a pas de cohérence même si l’homme semble surtout s’intéresser à l’époque napoléonienne.

Le sexagénaire est alors tenu à l’oeil. Il semble en fait un peu nerveux. Et surtout, après chaque visite, lorsqu’il restitue les liasses de documents, les archivistes ont l’impression qu’il en manque. Une liasse, ce sont des dizaines et des dizaines de documents, souvent jaunis par le temps. A cette époque, au début des années 2000, une certaine confiance règne entre les archivistes et les lecteurs. L’accès aux salles de lecture peut encore se faire avec un sac, un attaché case…

Un guet-apens avec la police

Mais à Liège, les responsables pensent avoir affaire à un voleur. Avec l’aide de la police, un piège est mis en place. Ce mercredi 12 juin 2002, lorsqu’il se rend en salle de lecture, le sexagénaire ne se doute pas que la commande qu’il s’apprête à consulter a été minutieusement inventoriée. Durant un week-end, un archiviste a minutieusement inventorié les documents demandés. En salle de lecture, des lecteurs sont chargés de garder un oeil sur le suspect. Et lorsque ce dernier s’absente durant le temps de midi, les soupçons se confirment: il manque des documents. En fin de journée, alors qu’il regagne son véhicule stationné sur le parking bordé par le terrain de football, des policiers, cachés dans la zone de déchargement, l’interpellent. Dans le double fond de son attaché-case, ils y découvrent plusieurs documents. Mais ni les inspecteurs, ni les archivistes n’imaginent qu’à ce moment, ils viennent de soulever un lièvre.

Une onde de choc de Paris à Berlin

Et qu’un tremblement de terre dont l’épicentre est à Liège va secouer durablement le monde des archives, au-delà même de la Belgique. Une véritable onde de choc de Paris à Berlin en passant par Bruxelles.

Au fil de l’enquête, des perquisitions et des interrogatoires, c’est un système de vols à grande échelle que les policiers découvrent. Cela fait des années que ce Lillois dérobe des documents dans des archives. Il a sévi aux quatre coins de la Belgique comme vous pouvez le voir sur la carte ci-dessous (zoomez sur carte et cliquez sur les points pour découvrir le nombre d’archives volées):

 

Le voleur travaillait avec un receleur d’une soixantaine d’années, lui aussi, habitant en Flandre. Aux enquêteurs, cet homme aurait confié que vu la quantité de documents volés, il pensait que le Français disposait d’un complice au sein des archives. Au total, c’est un vol de 50.000 documents qui est imputé au duo. Des archives belges mais aussi françaises, allemandes, voire d’autres pays voisins.

Dans l’Hexagone, les autorités demandent à tous leurs centres d’archives de vérifier si le voleur n’a pas opéré chez eux. Un véritable travail de fourmis qui concerne des époques où l’informatisation n’existait pas encore. La trace du voleur est alors retrouvée jusqu’en Ardèche.Il aurait écumé la France durant 10, 20 ans.

En 2017, les deux hommes ont été condamnés par le tribunal correctionnel de Liège. Mais 20 ans plus tard, ces archives volées continuent d’alimenter un marché qui a presque pignon sur rue. Et une traque inlassable est lancée depuis 20 ans. C’est ce que nous vous racontons dans ce grand-angle.

L’inlassable traque

Janvier 2021. Michel Trigalet déballe ses cartons. Il vient de quitter les Archives d’Arlon pour prendre la tête du site de Liège. Sa dénomination officielle: chef de service des Archives de l’État à Liège. Large et long, son bureau est perpendiculaire à la fenêtre. Dans un renfoncement, un évier, vestige de ce qui se faisait régulièrement dans les bâtiments publics ou scolaires, il y a quelques dizaines d’années.

Le bureau de Michel Trigalet donne sur un couloir menant aux bureaux de son équipe d’archivistes et débouche sur une vaste salle de tri. Bernard Wilkin est l’un des membres de cette équipe. Et parmi ses multiples prérogatives, il traque les archives volées. “Je m’y suis intéressé parce que j’ai remarqué que sur des sites on voyait régulièrement des documents qui provenaient très manifestement de notre dépôt des archives de l’État à Liège, qui avaient été volés et étaient remis en vente sur internet.”

À sa prise de fonction à Liège, Michel Trigalet en fait une des priorités et s’y investit aux côtés de son collègue. “En quelques mois, des centaines et des centaines de documents ont été récupérés.” La face à peine visible de l’iceberg, en réalité.

Michel Trigalet (à gauche), le responsable des Archives de l’Etat à Liège est conscient de l’ampleur de la tâche.

En 2002 quand le système de vols et de recel est découvert, des archivistes se lancent rapidement dans une chasse aux documents. Il faut tenter de remettre la main dessus avant qu’ils ne disparaissent chez des particuliers. Ils arpentent les foires, salons, rendez-vous des marcophiles (ces passionnés, entre autres, de cachets et de marques postaux), les salles de vente…

Aujourd’hui, ce sont les sites spécialisés et les réseaux sociaux qui sont particulièrement épiés par Bernard Wilkin et Michel Trigalet. “Internet a facilité la vente mais aussi notre travail puisque les vendeurs sont plus visibles et les ventes sont souvent accompagnées d’une liste reprenant les autres documents en possession du vendeur”, explique Bernard Wilkin.

“Lorsque nous tombons sur une personne vendant une ou plusieurs archives, nous expliquons pourquoi ces documents doivent nous être restitués et cela se passe généralement très bien.” Spontanément, des personnes se présentent aussi avec des documents, souvent suite à la lecture d’un article de presse.

Ces derniers mois, de nombreux documents volés ont été mis en vente sur internet. “Suite au confinement, les gens ont fait du tri, ils sont tombés sur ces archives qui trainaient dans des caisses. Ils les mettent en vente, sans avoir conscience de ce que c’est précisément. C’est d’ailleurs le message que nous voulons faire passer: si vous avez un doute, contactez les Archives, c’est gratuit et vous ne serez pas poursuivi. C’est important de garder une bonne relation avec le public. ”

Perquisitions et saisies par la police

Les choses peuvent aussi prendre une tournure bien différente. “On est parfois insulté, menacé… » Lorsque les traqueurs découvrent une personne possédant plusieurs centaines d’archives, une plainte peut être déposée par l’Etat belge. Une perquisition est alors opérée avec la police. Le revendeur, le collectionneur voit débarquer chez lui 2 ou 3 policiers accompagnés d’experts qui vont déterminer ce qui doit être saisi. Et souvent, les dents grincent. “Démontrer l’aspect public d’un document n’est pas facile. C’est le cachet qui indique une marque d’appartenance”, précise Michel Trigalet.

“Un document volé, c’est un document perdu pour l’ensemble du public”

Mais Bernard Wilkin peut compter sur son expérience, une véritable expertise même: “quand on est face à une série, c’est louche. A l’œil, je fais un premier tri, je classe par pile. Nous sommes gardiens de la mémoire collective, pas là pour satisfaire le plaisir égoïste de certains.”

Les traqueurs d’archives sont les grains de sable d’une machine bien rodée où se mêlent passion et argent: un document pouvant valoir plus de 1.000 euros.

“Comme si on les ramenait dans leur caveau de famille”

“J’ai toujours été mal à l’aise avec ces documents, je ne sais pas pourquoi.” Au téléphone, cette Hutoise nous raconte comment elle et son mari se sont rendu compte qu’ils avaient en leur possession des documents fruits d’un lointain recel.

Cette histoire commence par la lecture… d’un article de L’Avenir. Le jour du bicentenaire de la mort de Napoléon, nous expliquions comment, grâce au travail de Bernard Wilkin et de son père, vous pouvez retrouver les traces d’un ancêtre qui aurait été soldat de Napoléon. Parmi les informations mises à destination du public, des certificats de décès.

Notre interlocutrice fait alors un rapprochement : il y a dans une des nombreuses bibliothèques de la maison familiale de tels certificats. C’est un oncle de son mari qui leur avait offert. “C’était un passionné d’histoires qui concernent la province de Liège, les églises… Et comme nous sommes de la région hutoise, lorsqu’il trouvait des livres, des aquarelles ou des objets en vente, en lien avec notre région, il nous les offrait.”

Une vente publique à Liège en 1991

En 1991, lors d’une vente publique à Liège, organisée par un libraire ayant pignon sur rue, l’oncle tombe sur des certificats de décès de soldats de Napoléons originaires du département de l’Ourthe et habitant la région hutoise. Il en offre 44 à son neveu. “C’étaient de très beaux documents provenant d’Allemagne, de France…  Mais, avec mon mari, nous avons tout de suite été interpellés par ces documents.Est-ce qu’ils ont leur place chez nous? Peut-être devrions-nous les rendre aux familles, aux communes… J’avais l’impression de consulter des dossiers médicaux.

“ Le couple est mal à l’aise. Tellement que les deux Hutois n’osent même pas montrer les documents à leurs connaissances. Et peu à peu, les 44 certificats de décès tombent dans l’oubli mais soigneusement rangés.

Début mai, en parcourant notre article, la Hutoise est saisie d’une frayeur: “Je me suis rendu compte qu’on était receleur.” Un soulagement aussi: “Je savais enfin où nous pouvions déposer les certificats de décès.”

“L’impression d’avoir fait une bonne action”

Un contact est rapidement pris avec Bernard Wilkin. “Il m’a demandé d’où venaient les documents, comment notre oncle avait pu se les procurer…” Des questions qui inquiètent le mari de la Hutoise. Son oncle a-t-il participé à un recel ? “Heureusement, je suis retombée sur le catalogue de vente. Ce que je ne m’explique pas, c’est que cette vente était réalisée avec l’aval d’un professeur de l’université de Liège…”

Trente ans après avoir été volés aux Archives de Liège, les 44 certificats de décès sont enfin revenus à leur dépôt. “Monsieur Wilkin nous a vraiment rassurés, il nous a bien tout expliqué. J’ai l’impression d’avoir fait une bonne action, d’avoir rendu un hommage. Comme si nous les avions ramenés dans leur caveau de famille. La boucle est bouclée.”

Des années pour tout retrier… et d’étonnantes découvertes

Des caisses empilées, des armoires remplies. Lorsque des archives sont récupérées, l’histoire est loin d’être terminée. Il faudra parfois de très longues années pour que les documents volés retrouvent enfin leur emplacement d’origine.

Au fin fond d’un dépôt, après avoir longé un dédale d’étagères, Bernard Wilkin nous montre une caisse en plastique transparente. Le genre de caisse que vous et moi utilisons pour des rangements au grenier, à la cave… À l’intérieur de celle-ci, des documents saisis par la police. Fardes, liasses, feuilles volantes… Il faudra des jours, des semaines, des mois pour tout trier, analyser. Car les voleurs et les receleurs sont venus butiner d’une époque à l’autre, d’un fonds d’archives à un autre. Tout est mélangé. Des documents du Moyen-Âge côtoient l’époque napoléonienne. Mais les archivistes sont chacun des spécialistes dans leur domaine. Impossible pour eux de pouvoir déchiffrer n’importe quel document… et ne parlons même pas de pouvoir le classer dans son fonds d’origine.

“Pour trier, il faut mettre en place une équipe pluridisciplinaire”, indique Michel Trigalet. De quoi donner une idée de l’ampleur du travail. Et de l’impact d’un vol sur le nombre d’heures que l’État belge devra y consacrer. En 2007, lors de la condamnation du voleur et du receleur, l’avocat de l’État avait déjà demandé 100.000 euros rien que pour la main d’œuvre, comme le précisait l’article de La Meuse de l’époque.

Une lettre de Louis XIII

Au-delà du travail de bénédictin que représente le tri, les archivistes peuvent aussi faire d’étonnantes découvertes. Ce fut le cas début mai. Sur le bureau de Bernard Wilkin traîne un document qu’il avait identifié comme potentiellement intéressant, sans avoir encore eu le temps de s’y attarder. “Cela faisait quelques semaines que je l’avais déposé sur mon bureau.” Le document provenait d’un vol. L’écriture est relativement lisible mais comporte de nombreuses ratures et le français employé n’est pas totalement correct. Et en ce début mai, c’est la surprise. Bernard Wilkin comprend que ce document a en fait été écrit et signé par Louis XIII. Michel Trigalet confirme son analyse. Les deux archivistes assemblent petit à petit les pièces d’un puzzle mais un mystère demeure: qui est ce fameux cousin pour qui le roi de France a tant d’affection et dont il craint pour la vie. Le cardinal de Richelieu pourrait être cette personne mais ce n’est encore qu’une piste. Les archivistes ont en tout cas prévenu le ministère des Affaires étrangères français en vue d’une restitution.

Vingt ans plus tard, une restitution “inespérée”

Sur la table, 8 classeurs. Valeur marchande ? 15.000 euros.

Restituer des archives lors de la journée internationale des archives. Ou quand le hasard fait un sacré clin d’oeil. Sur le parking du dépôt des Archives de Liège, la voiture aux plaques françaises vient de s’avaler 250 km. Soit la distance Reims-Liège. Ce mercredi 9 juin, Isabelle Homer et Aurore Sat, respectivement directrice et directrice-ajointe aux Archives départementales de la Marne viennent réceptionner un colis particulier. Les archivistes liégeois remettent à leurs homologues françaises 588 faire-parts de décès de soldats de Napoléon. Ces centaines de documents proviennent de vols survenus il y a 20 ans aux Archives départementales de la Marne.

Le premier contact remonte à février 2021. Bernard Wilkin téléphone à l’accueil des Archives françaises en leur annonçant qu’il dispose de 200 faire-parts provenant de leur dépôt. C’est en triant des documents volés qu’il a fait cette découverte. Dans la Marne, Aurore Sat vérifie la concordance et un échange de photos de faire-parts confirme que les archives sous les yeux de Bernard Wilkin sont bien originaires de France. Entre-temps, l’archiviste continue son tri et des dizaines puis des centaines d’autres documents viennent compléter ses trouvailles. En quelques mois, ce sont donc près de 600 faire-parts qui ont pu être retrouvés et qui pourront ainsi repartir en France.

Ce mercredi 9 juin après-midi, alors qu’un léger courant d’air parcourt la salle de tri, le silence s’impose peu à peu dans la pièce. Les fardes sont lentement parcourues. “Depuis 2009, c’est le troisième lot que nous récupérons de Belgique mais ici, c’est inespéré”, commente Isabelle Homer, la directrice française. Inespéré pour la quantité mais surtout pour le fait que ces 588 documents sont classés. Les archivistes de la Marne ne devront pas y passer un nombre incalculable d’heures.

“C’est une question de jours pour le rangement. Dès la semaine prochaine, on pourrait faire une annonce afin de signaler leur remise en accès public.” Et Isabelle Homer le sait: ces documents seront très rapidement demandés en salle de lecture. “Ils sont repris dans des fonds d’archives très riches pour les généalogistes.”

Vingt ans après leur vol, ce retour est une victoire pour les traqueurs d’archives. Autour de la table, des sourires de satisfaction. Et cette certitude: il y aura encore bien d’autres découvertes. “Nous avons tout notre temps.”