Business avec la dictature soudanaise, partenariat avec le ministère de la Défense du Qatar, investissements dans l’industrie du drone, l’homme d’affaires turc Oktay Ercan intrigue certains services de renseignements étrangers. Et en Belgique ? Une enquête du pôle Investigation du groupe IPM

En Belgique, Oktay Ercan est connu principalement comme le sauveur du KVC Westerlo, le club de football campinois. Menacé de faillite il y a quelques années, il évolue désormais en Jupiler Pro League et ambitionne même de se hisser sur la scène européenne. Du côté du stade du « Kuipje », l’homme d’affaires turc de 56 ans semble réunir tous les suffrages depuis son arrivée en 2019. Il est vrai que ses investissements cumulés de plus de vingt millions d’euros dans le club et ses infrastructures, ont grandement contribué à le rendre populaire.

Dans la presse, avant tout sportive et néerlandophone, on présente Oktay Ercan le plus souvent comme un riche entrepreneur, actif en Belgique et à l’étranger dans divers secteurs dont l’industrie textile, qui cultive la discrétion en même temps que sa passion pour le foot. En effet, en dehors de ses immersions dans le chaudron westerlotois les soirs de match, le président apprécie la quiétude de la Campine où il s’est d’ailleurs offert une villa arborée en bordure de la Wimp. La petite rivière trace ses méandres sous les frondaisons qui moutonnent dans le fond de la propriété et rappelle peut-être au maître des lieux sa verte Bolu, la région de la mer Noire qui l’a vu naître.

En dehors de l’univers du ballon rond, l’industriel laisse filtrer très peu d’informations au sujet de son business (Voir infographie). Ses déplacements à bord de son jet privé alimentent les fantasmes autour de sa vie de magnat. Outre à Westerlo, il dispose au moins d’une adresse officielle en Turquie, dans la banlieue chic d’Istanbul.

S’il attire l’attention des journalistes sportifs et des supporters jaunes et bleus, Oktay Ercan suscite également de l’intérêt auprès d’observateurs d’un tout autre genre. D’après nos sources, plusieurs services secrets étrangers l’ont pris dans leur radar. Chez nous, en revanche, il a obtenu un avis de sécurité internationale positif au terme d’une procédure administrative (lire ci-dessous) qui implique notamment la Sûreté de l’État. Cependant, au sein de cette dernière, d’aucuns déplorent le caractère trop peu inquisiteur du screening à la base de cet avis. Quelles sont donc les raisons censées préoccuper le renseignement au sujet du tycoon turc ? Selon toute vraisemblance, elles sont à chercher du côté de ses activités extra-sportives.

Dans le Soudan du dictateur El-Bechir

Dans le Soudan du dictateur El-Bechir

Sa fortune, Oktay Ercan ne l’a pas faite dans le textile de mode. Sa partie, c’est plutôt le treillis militaire. Il est l’actionnaire de référence de Sur International Investment Co Ltd, une entreprise active dans la production d’uniformes à destination des forces armées et de la police. Sur n’est cependant pas une compagnie anodine. Implantée à Khartoum, elle a vu le jour en 2003 dans le Soudan d’Omar Hassan El-Bechir. Auteur du coup d’État de 1989, le dictateur soudanais est demeuré au pouvoir jusqu’à son renversement en avril 2019. Il est toujours poursuivi par la Cour pénale internationale pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre dans le cadre du conflit au Darfour.

Créée à l’origine pour équiper l’armée soudanaise, Sur s’est développée et diversifiée par la suite, sous l’impulsion de son nouvel actionnariat parmi lequel figure le ministère de la Défense du Qatar, à parts égales (33 %) avec son associé turc. Elle a donc accru sa production textile militaire et étendu ses activités commerciales aux secteurs de l’énergie, de l’industrie et de l’agriculture, au Soudan et ailleurs en Afrique. Tout cela, dans le contexte du partenariat stratégique entre Khartoum et l’axe Ankara-Doha.

Le président soudanais Omar Hassan Ahmad Al-Bashir (au centre) et le ministre des Affaires étrangères du Qatar, Khalid bin Mohammad Al Attiyah (à gauche) assistent à la cérémonie d'ouverture de l'usine textile turco-qatarienne, nommée Sur Textile Factory, à Khartoum, au Soudan, le 8 Janvier 2017. [Ebrahim Hamid/Agence Anadolu]

Jusqu’en 2019, Oktay Ercan, réputé proche d’Erdogan, l’homme fort de Turquie, avait également les pleines faveurs du despote soudanais en tant que l’un des plus gros investisseurs étrangers. El-Bechir a été son hôte durant une vingtaine d’années au cours desquelles il a acquis la nationalité en même temps que des sociétés commerciales et des biens immobiliers. Après la chute du régime, le businessman turc a fait l’objet d’une arrestation et de poursuites diligentées par les autorités judiciaires soudanaises, en lien avec des faits allégués de détournement d’argent et de corruption commis avant la transition. D’après le think thank américain Middle East Institute (MEI), c’est grâce à ses appuis au sein de l’armée soudanaise, qu’Ercan a finalement pu bénéficier d’une relaxe en 2020. Toujours est-il qu’il poursuit à l’heure qu’il est ses affaires au Soudan au travers de Sur, mais également dans le domaine de la production d’électricité via Semi Energy FZCO, une autre de ses entités basée à Dubaï.

Pour tout l’or du Tchad

L’une des branches d’activité du président de Westerlo aboutit à Istanbul, au siège de la Barer Holding. Il s’agit d’un consortium dont il est le PDG et l’actionnaire par l’intermédiaire d’Erok Holding, sa société luxembourgeoise. Le groupe est présent sur le marché du textile militaire, de l’aviation, des mines et de l’industrie de défense. Son investisseur principal n’est autre que Barzan Holdings, le conglomérat créé au Qatar pour permettre à l’Emir Al Thani d’assouvir ses ambitions militaro-industrielles.

C’est dans cette perspective qu’en décembre 2018, Oktay Ercan s’est rendu au Tchad en compagnie d’une petite délégation d’hommes d’affaires turcs et qataris. Reçu avec ses homologues au Palais rose de N’Djamena par le président tchadien Idriss Déby, autocrate africain à présent décédé, il y a conclu le rachat de 70 % des parts de la Manufacture des équipements militaires (Manem) au bénéfice de Barer Holding. Ceci en échange d’investissements dans une ligne de production d’uniformes capable d’habiller l’ensemble des forces armées et de sécurité du pays.

La surprise de cette mission économique vient du fait qu’Oktay Ercan et sa suite étaient emmenés par Philippe Hababou Solomon, un homme de l’ombre franco-israélien, spécialisé dans la diplomatie privée en Afrique, au profit notamment de l’émirat du Golfe. Mais surtout, c’est le mentor d’un certain Alexandre Benalla. L’ex-garde du corps déchu du président français Emmanuel Macron, reconverti lui aussi dans l’affairisme sur le continent. Que faisaient-ils là tous deux ? Dans un article publié par Libération en janvier 2019 (corroboré par d’autres sources), le journaliste et écrivain Thomas Dietrich, leur prêtait « des ambitions de Rockeller plutôt que de fripiers ». Selon lui, il était surtout question de permettre à Barer Holding de prendre le contrôle de la Sogem SA, une société détenue en sous-main par le clan Déby et qui disposait de l’agrément étatique nécessaire à l’exploration des gisements aurifères de la région du Tibesti. Le montage dénoncé était le suivant : le trust d’Ercan finançait l’exploitation minière contre 65 % des futurs bénéfices, le solde revenant au chef de l’État et à ses proches.

Vrai ou faux scénario, l’opération ne s’est jamais concrétisée. Quant à la prise de contrôle de la Manem, elle a finalement tourné court elle aussi.

Classe affaires pour Carlos Ghosn

Classe affaires pour Carlos Ghosn

Les noms d’Alexandre Benalla et d’Oktay Ercan se télescopent ensuite au détour d’une autre affaire, retentissante celle-là, puisqu’il s’agit de la rocambolesque exfiltration de Carlos Ghosn, l’ancien patron de Renault-Nissan. Assigné à résidence au Japon où il faisait face à de graves accusations de malversations financières, l’homme s’était enfui en décembre 2019 avec l’aide de complicités et d’une équipe de barbouzes américains. Benalla a été largement cité dans cette histoire, mais il a toujours réfuté tout lien avec l’opération.

Quoi qu’il en soit, la fuite de Carlos Ghosn, en direction du Liban où il a trouvé refuge, s’est effectuée en jet privé, via une escale à Istanbul. C’est de là qu’un appareil opéré par la compagnie turque MNG Jet a redécollé pour rallier Beyrouth. Or, selon une enquête fouillée de nos confrères du journal Le Monde, le Bombardier Challenger 300 immatriculé TC-RZA à l’intérieur duquel se trouvait clandestinement le grand patron détrôné, appartenait à… Oktay Ercan.

Police, Défense et business de drones

Police, Défense et business de drones

Revenons en Belgique où l’homme qui préside aux destinées du KVC Westerlo n’investit pas que dans le football. Il est également à la tête de ZSE Technology, une société créée en 2022, implantée sur le site de l’aéroport régional de Brustem (Saint-Trond) et spécialisée dans la commercialisation de systèmes de drones et anti-drones, de fabrication turque et destinés à des applications civiles et militaires défensives en Europe.

Le site web de l’entreprise trudonnaire est assez minimaliste, mais son objet social mentionne en outre l’import-export de logiciels de sécurité informatique. Outre Oktay Ercan, deux autres administrateurs sont aux commandes de ZSE Technology : Kris Consult et PDMC Consulting. Derrière ces entités, on trouve respectivement Kristiaan Vandepaer et Paul Desair, l’un et l’autre managers de ZSE.

Jusqu’en février 2023, le premier était encore Commissaire divisionnaire et Directeur judiciaire de la PJF du Limbourg. Tandis que le second, CEO de l’entreprise, il a achevé en 2022 sa carrière militaire comme général de brigade à la force aérienne belge. Il a entre autres été commandant de la base de Kleine-Brogel et chef de cabinet du patron de la Défense de 2016 à 2020. Tous deux se connaissent de longue date puisqu’ils étaient camarades de promotion à l’école royale militaire. De son côté, Kris Vandepaer preste en même temps comme « Senior Security Officer » du KVC Westerlo, son club de coeur où sa fille travaille aussi comme « Community manager » en charge de la gestion des réseaux sociaux.

Nous avons confronté Oktay Ercan et ses associés à nos informations. Leurs réponses sont à lire ci-contre. En tout état de cause, l’exploration de l’environnement des affaires du businessman de Westerlo peut expliquer ce qui motive les services à le pointer dans leur viseur. A l’heure où la priorité est à la lutte contre les ingérences étrangères, ses étroites connexions avec des pays connus pour de telles pratiques, ses relations troubles et son business dans des domaines sensibles, ont sans doute de quoi allumer certains voyants. Mais pas ceux de la Sûreté ?

Oktay Ercan : « Je n’ai enfreint aucune règle »

Le président du KVC Westerlo a accepté de répondre à toutes nos questions à la suite de notre enquête (Lire ci-contre). Les voici, condensées.

Il souligne tout d’abord qu’« en 25 ans de vie professionnelle, ayant exercé des activités dans sept pays différents et employant des milliers de personnes, je n’ai enfreint aucune règle internationale et je n’ai pas d’antécédents criminels ». Raison pour laquelle, en 2023, il dit avoir obtenu sans difficulté un avis de sécurité internationale positif valable cinq ans. Celui-ci est nécessaire pour que le Service des biens stratégiques du gouvernement flamand l’autorise à commercialiser des équipements à usages policier et militaire via sa société ZSE Technology.

A propos du management de ZSE confié à deux hauts gradés fraîchement retraités de la police fédérale et de la Défense, ceux-ci et leur partenaire se disent parfaitement à l’aise, estimant pouvoir ensemble faire profiter « les services de sécurité belges et européens d’une technologie turque qui n’est pas disponible ailleurs ».

En ce qui concerne le Soudan, sa compagnie Sur International et ses déboires judiciaires, Oktay Ercan répond : « Je n’ai fait là-bas comme ailleurs que des affaires, pas de politique. En 2020, j’ai quitté le pays en raison de la guerre civile. J’ai fermé mes entreprises actives dans les secteurs automobile et de l’alimentation, vendu mes propriétés et renoncé à ma citoyenneté que j’avais été obligé de prendre pour pouvoir commercer. Les poursuites lancées contre moi par le nouveau gouvernement soudanais ont toutes été abandonnées ».  

Sur le Tchad et le tandem Solomon-Benalla, l’intéressé déclare avoir pris part à cette mission à la seule initiative du « conseiller du gouvernement tchadien Philippe Solomon ». Il dit n’avoir rien su au préalable de la présence d’Alexandre Benalla et n’avoir pas mené de tractations avec lui. Il ajoute que le projet d’investissement dans la Manem a capoté et qu’il n’a jamais été question d’exploiter l’or du Tibesti. S’agissant de ses relations avec Solomon, il les qualifie de bonnes « jusqu’à ce que je le poursuive pour le non paiement des dettes qu’il a envers moi ». Il dénonce une campagne calomnieuse orchestrée contre lui par son débiteur.

Enfin, s’agissant de son concours à l’évasion de Carlos Ghosn, Oktay Ercan conteste formellement l’enquête du Monde : « C’est faux ! Le jet en question n’a rien à voir avec moi ou avec mes compagnies ».

Une enquête signée du pôle investigation d’IPM

Cette enquête a été réalisée par un « Pôle Investigation » regroupant les rédactions des médias du groupe IPM (L’Avenir,La Libre,La DH,Paris Match,Moustique, LN24). Vous pouvez contribuer à cet effort d’investigation en contactant le Pôle de manière confidentielle et sécurisée pour nous transmettre des informations via cette adresse sécurisée: [email protected]

Pourquoi IPM fait le pari de l’investigation

Le journalisme est-il encore le moyen le plus fiable de rapporter l’information ? Nombre de citoyens sont convaincus que ce n’est plus le cas ou, à tout le moins, en doutent sérieusement. Pire, ils perçoivent les médias d’information et les journalistes comme, au choix, partisans, élitistes, conformistes, déconnectés du réel. Cette défiance envers la presse n’est pas singulière, toutes les institutions sont aujourd’hui concernées.

Il reste que le procès récurrent fait à notre profession vise son manque d’indépendance supposé par rapport aux puissances d’argent, aux pouvoirs établis et aux agents d’influence de toutes sortes. En clair, nous autres, journalistes, sommes accusés de ne plus exercer suffisamment notre vocation première de contre-pouvoir.