Un cours d’eau contenant de l’arsenic et du mercure, un lanceur d’alerte, une enquête de police, une ministre interpellée… En Hesbaye, cet été, la vie du Geer n’a été pas un long fleuve tranquille. Et si, au final, la rivière renfermait elle-même les clés du mystère ?

Cela fait 10 ans que Christophe Nihon vit et travaille le nez sur le Geer. Ce petit cours d’eau qui prend sa source dans la campagne hesbignonne, joue à saute-mouton avec la frontière linguistique, passe sous le canal Albert, avant de se jeter dans la Meuse à Maastricht, sous le nom de Jeker.

À Bergilers, paisible village de la commune d’Oreye, l’ingénieur de formation garde toujours un oeil bienveillant sur la rivière, grâce à laquelle son moulin produit de l’électricité.

C’est au pied de ce moulin que débute cette histoire. Le lendemain d’un jour qui restera gravé dans la mémoire de Christophe Nihon.

Christophe Nihon, le lanceur d’alerte

Christophe Nihon,
le lanceur d’alerte

“Ce jour-là, quand j’ai vu que des boules noires flottaient sur le Geer, mon sang n’a fait qu’un tour. Je m’en souviens très bien: ce n’est pas vraiment ce genre d’images dont on rêve d’avoir le lendemain de son mariage. C’était une pollution dans la masse, l’eau était devenue de l’encre noire ” Nous sommes alors le dimanche 14 juin.

Christophe Nihon décide d’interpeller l’AIDE, l’intercommunale en charge du traitement des eaux usées. Il pointe du doigt la station la station d’épuration située en amont. Mais l’AIDE s’en défend, rapport d’analyse à l’appui. Il contacte sa commune, l’asbl gérant le contrat de rivière, dépose plainte à la police de l’environnement… “Tout le monde est de bonne volonté mais démuni pour tenter d’arrêter cette pollution.” Et pour appuyer ses dires, le propriétaire du moulin a fait ses comptes: à au moins sept reprises, il a constaté cette étrange pollution : le 14 juin, les 9 et 27 juillet, les 1er, 11, 13 et 19 août.

À son initiative, des analyses des eaux et des boues sont effectuées. Lorsqu’il découvre les résultats, Christophe Nihon n’en croit pas ses yeux: il y a des traces de concentration importante de mercure, d’arsenic et d’argent. “Vu que les autorités étaient impuissantes, j’ai voulu, en tant que citoyen, être un lanceur d’alerte en prévenant les médias et en lançant un appel aux témoignages pour que cela cesse.” Des témoignages il en recevra. “Je les ai transmis à la police de l’environnement. Je n’en dirai pas plus.”

Le Geer, une rivière qui ressemble parfois à une poubelle

Le Geer,
une rivière qui ressemble parfois à une poubelle

En Hesbaye liégeoise, du côté de Waremme, le Geer ne traîne pas une réputation idyllique. Certes, les autorités locales font parfois référence à cette coulée verte qui traverse la cité hesbignonne d’ouest en est. Évoquant là les arbres et la végétation qui bordent la rivière. Mais pour les habitants, ce cours d’eau est plus souvent synonyme de poubelle à ciel ouvert accompagnée parfois d’odeurs nauséabondes. Une image qui lui colle à la peau depuis des années. À Waremme, ils sont d’ailleurs nombreux à avoir participé à une moins une opération du nettoyage du cours d’eau. Avec comme souvenir des pêches qui n’avaient alors rien de miraculeuses.

Depuis une dizaine d’années, le contrat rivière du Haut-Geer, une asbl subsidiée à la fois par des partenaires publics et privés, travaille à améliorer la qualité et l’image de la rivière.

Grâce à cette association, en septembre 2012, le Geer retrouvait quelques méandres, sur le site de la réserve naturelle de Grand-Axhe. L’idée était même de refaire une telle opération au centre de Waremme. Huit ans plus tard, rien n’a cependant bougé de ce côté. Cependant d’autres actions, moins spectaculaires mais pas moins efficaces, ont été entreprises. Et en 2016, l’amélioration de la qualité des eaux de la rivière était même saluée par les homologues flamands. L’observation de poissons dans le cours d’eau étant la cerise sur le gâteau.

Sandra Godfroid, qui travaille au comité local du Geer (un des comités locaux du Contrat de rivière Meuse Aval) confirme que “visuellement, la rivière paraissait plus transparente et plus belle”.

Mais certains réflexes restent particulièrement ancrés dans la région. Au printemps, pour connaître le retour des beaux jours, Christophe Nihon n’a qu’à regarder “son” cours d’eau : “on voit les tontes de pelouse arriver…” Tout au long de l’année, le propriétaire du moulin doit d’ailleurs sortir des déchets de la rivière: canettes, bouteilles… Mais aussi des cadavres de chiens, de chats. “Une fois, j’ai même trouvé un cochon emballé dans du plastique.”

Dire que le Geer tire son nom du gaulois Yakara,qui signifie eau claire…

Une pollution s’invite
au conseil communal

Une pollution s’invite
au conseil communal

En pleine canicule, une eau qui paraît comme gelée. Ce 8 août, alors qu’il parcourt la réserve naturelle de Grand-Axhe, Lionel Henrion, conseiller communal Ecolo, a l’attention attirée par l’étonnant aspect du Geer. La rivière semble gelée. “Une glace avec des trous, des éclats…” Étonné, le conseiller communal poste deux photos sur le groupe Facebook “Curieux de nature et de jardin” afin d’en savoir plus. “Des membres me répondent que c’est un bio-film lié à la chaleur. Je ne m’inquiète pas plus que cela.”

Mais lorsque Lionel Henrion découvre l’appel de Christophe Nihon dans les médias, il  s’interroge : “est-ce que ça a un lien avec ce que j’ai vu à Grand-Axhe ?”

Il décide donc d’interroger le collège communal de Waremme. “Je vous interroge par rapport à l’état du Geer. Depuis plusieurs années de nombreux acteurs redoublent d’efforts, les investissements dans le réseau d’égouttage et d’épuration ont été importants, et il en est ressorti une amélioration dans la qualité de l’eau du Geer pour la première fois.

Depuis la mi-juin, une pollution anormale a été constatée, à plusieurs reprises. L’impact sur la biodiversité est catastrophique: toute trace de vie a disparu.

Quand après tant d’années d’efforts et de moyens publics et de mobilisations citoyennes on retrouvait canards, castors et autres, se retrouver avec une rivière morte et polluée me désole au plus haut point.”

C’est dans la vaste salle du conseil, au premier étage de l’hôtel de ville de Waremme que l’échevin de l’environnement, Julien Humblet, revient avec nous sur ce dossier. Sur base des informations collectées auprès du service environnement de la ville de Waremme, la pollution signalée sur le site de Grand-Axhe serait en fait différente de celle constatée au moulin d’Oreye. C’est ce que nous a expliqué l’échevin :  “On retrouve ce phénomène autour des stations d’épuration qui dysfonctionnent. Et précisément à cet endroit, il n’y pas encore de station d’épuration. Les travaux viennent d’être lancés. Nous ne devrions plus rencontrer ce genre de problème lorsqu’elle sera active.”  Quant aux faits survenus à Oreye, la commune voisine, l’échevin waremmien se montre prudent, évitant de se prononcer, faute d’informations précises.

Des niveaux de pollution
en-dessous des normes

Des niveaux de pollution
en-dessous des normes

Présence du mercure, d’arsenic, d’argent… Le nom de ces métaux-lourds dans une rivière a de quoi interpeller. Jusqu’à s’en inquiéter ? Nous avons soumis les résultats des analyses effectuées par la société Cebedeau à Célia Joaquim-Justo, professeur à l’université de Liège où elle est aussi membre du laboratoire d’écologie animale et d’écotoxicologie. “Les niveaux de concentration relevés par l’analyse ne sont pas anormaux, ils sont en-dessous des normes de l’Union européenne. Le niveau du mercure est limite mais il est en dessous.” Une nouvelle rassurante donc.

Reste à comprendre comment de tels métaux-lourds sont arrivés dans la rivière. La professeure avance une hypothèse historique : “Il est possible que cette pollution soit présente depuis des années dans les sédiments du cours d’eau. C’est d’ailleurs souvent le cas avec des rivières passant par des zones urbaines ou industrielles.” Ces polluants auraient aussi pu se trouver dans des engrais aujourd’hui interdits.  La thèse d’une pollution via un déversement toxique peut être écartée, selon notre experte : “les niveaux de concentration auraient été plus élevés.”

Comment sont apparues ces bulles noires et comment le Geer a-t-il pris cet aspect d’encre? “Un événement a dû survenir et a remis les sédiments en suspension. Cela peut être des travaux, des piétinements… Les sédiments auraient pu sécher, par manque d’eau puis de fortes pluies auraient pu les remettre en suspension.”

Décrivant l’état de la rivière au pied de son moulin, Christophe Nihon évoquait le Geer qui “pétille de bulles”. Il s’agirait là d’un effet d’anoxie: la rivière aurait été privée d’oxygène, favorisant alors le développement de bactéries dont certaines peuvent émettre du méthane, d’où les bulles aperçues. Impossible pour notre experte de s’avancer plus : “il aurait fallu analyser le niveau d’oxygène de la rivière.”

Une partie du mystère reste entier.

Les deux hypothèses évoquées
par la ministre de l’Environnement

Les deux hypothèses évoquées par la ministre de l’Environnement

C’est en lisant la presse locale que Rodrigue Demeuse, député régional ecolo de Huy, a découvert l’étrange pollution signalée par Christophe Nihon. Il a voulu en savoir plus et a interrogé la ministre Céline Tellier, via une question écrite. L’avantage d’une telle question ? Espérer avoir plus de détails car cela laisse du temps au cabinet de la ministre de la ministre, d’interroger l’administration. Par contre, il faut patienter trois semaines pour obtenir une réponse. Et cette réponse est justement parvenue au député ce vendredi 25 septembre. 

La ministre revient sur la chronologie des faits. Céline Tellier confirme, via le rapport de l’agent de garde SOS Environnement-Nature de la police de l’environnement (DPC) de Liège, que “les berges et le lit du Geer étaient couverts d’une boue noire”. 

Et la ministre indique que deux hypothèses sont sur la table.

La première serait que  “ce phénomène peut s’expliquer par une fermentation des boues organiques présentes dans le fond du Geer. Cette fermentation peut être encouragée par le débit exceptionnellement faible du cours d’eau et par la présence d’un barrage en aval qui en ralentit le débit lorsqu’il est fermé. Ce phénomène de fermentation pourrait remettre en suspension dans l’eau des éléments accumulés dans le fond du lit du cours d’eau, tels le mercure, l’argent voire l’arsenic.” Une hypothèse qui fait écho aux explications que nous a données, la professeur Célia Joaquim-Justo.

La seconde hypothèse est “le lessivage de terres agricoles, lequel peut entraîner avec lui boues et autres éléments présents en surface des parcelles agricoles (produits phyto, engrais azotés et phosphatés…) vers le lit du cours d’eau. Cela pourrait expliquer la présence d’azote et de phosphate, voire éventuellement de l’arsenic parfois présent dans certains produits phytopharmaceutiques, mais pas le mercure.”

Un élément important est à souligner dans la réponse : “Lors de l’épisode du 18 août (ndlr: Christophe Nihon indique la date du 19 août), de nouveaux prélèvements ont été effectués (sur l’eau et les flocs de boue en surface) par la direction du DPC Liège. Ces prélèvements montrent une concentration toujours trop élevée pour les différents composés analysés, mais dans une proportion moindre.”

La ministre Tellier confirme que l’origine de la pollution reste toutefois mystérieuse et que des démarches sont entreprises afin de tenter de l’éclaircir. 

Le député Rodrigue Demeuse ne compte pas en rester là:  “La Ministre confirme la situation de pollution inquiétante de la rivière et l’enquête semble être menée très sérieusement, mais la source de la pollution n’est pas encore identifiée. Cela doit donc être la priorité. Je vais suivre le dossier de près.”

Au final, une rivière traumatisée ?

Au final, une rivière traumatisée ?

Lorsqu’il nous reçoit au pied de son moulin, le jeudi 17 septembre, Christophe Nihon semble mitigé. Mitigé car depuis que son cri d’alarme a été relayé dans les médias, il n’a plus constaté de pollution. Hasard ou impact des articles ? L’hypothèse que cette pollution trouve son origine dans des sédiments laissés dans le lit de la rivière depuis des années le laisse sceptique. Il s’interroge: pourquoi n’avait-il jamais constaté une telle pollution auparavant ? “Cela fait 10 ans que le moulin fonctionne et que je descends dans la rivière pour la nettoyer mais lors des événements dont je vous ai parlé, je n’aurais pas osé rentrer dedans.  Pourquoi aussi cette pollution s’est-elle manifestée à au moins 7 reprises en deux mois ?  Comment expliquer la coïncidence entre la publication des articles et l’arrêt de la pollution?”

Des questions qui restent jusqu’à maintenant sans réponse.

Les interrogations se portent surtout sur un tronçon entre Waremme et Oreye.

À côté de nous, la rivière n’a pas encore retrouvé son aspect d’avant pollution. “Il reste des résidus qui avaient été coincés par des la végétation, des branches d’arbre… et qui sont régulièrement libérés”, indique le propriétaire du moulin.

Quel impact cette pollution a-t-elle eu sur le cours d’eau ? Edmée Lambert, la coordinatrice principal du Contrat de rivière Meuse Aval, estime que 10 ans de travail ont été ruinés en peu de temps.” (en attente de la réponse de la ministre) Suite à cela, un groupe de travail a été mis en place.

Sandra Godfroid, qui travaille au comité local du Geer (un des comités locaux du Contrat de rivière Meuse Aval) estime qu’à l’heure actuelle “c’est encore le flou par rapport à cette pollution répétée.” Pour cette experte qui connaît particulièrement bien le terrain, “il est difficile d’isoler un événement par rapport à son impact sur la rivière. N’oublions pas que nous n’avons jamais vu le Geer comme ça, avec un niveau d’eau aussi bas, à cause du manque de précipitation.”

Connue pour son débit très faible, le Geer s’auto-épure difficilement, ce qui ne devrait rien arranger.