Nous sommes partis à la rencontre de celles et ceux qui se livrent une guerre sans merci contre la pandémie de coronavirus. Durant plusieurs heures, nous nous sommes plongés dans une unité de soins intensifs (USI) de la clinique du CHC MontLégia sur les hauteurs de Liège. Une immersion extrêmement difficile. Avec des images qui peuvent dès lors, dans leur globalité ou à travers certains passages, heurter votre sensibilité. Mais notre métier consiste à vous informer. À montrer la réalité vécue quotidiennement par le personnel hospitalier dans cette lutte contre la mort.

« Notre marathon dans l’enfer de la lutte contre le coronavirus »


Le hall d’entrée de la clinique CHC du MontLégia est d’un calme paisible. Seuls quelques soignants sillonnent les couloirs et les escaliers. Les couloirs sont silencieux mais la tension est palpable. Tous se battent contre cette seconde vague de coronavirus auquel le centre médical se dédie tout entier.

Direction la salle de réveil qui a dû être transformée en unités de soins intensifs (USI) pour les patients gravement atteints par le Covid-19.

Toutes les précautions et mesures sanitaires sont prises avant de pouvoir y entrer. Avec un même rituel pour le personnel soignant : s’équiper d’un système de protection individuel. Une blouse, des chaussons, une charlotte, des gants, qui doivent être changés. Un masque chirurgical et des lunettes de protection.

Certains malades sont allongés sur le ventre. Ils sont tous intubés. Les seuls sons sont ceux des électrocardiogrammes ou les pas du personnel hospitalier.

La porte s’ouvre. Dans cette salle de réveil réaménagée, les lits des 14 patients sont placés les uns à côté des autres. Sans vitre de protection comme dans d’autres unités de soins intensifs (USI). Avec des corps (de personnes âgées) allongés sur le dos… ou sur le ventre (pour que le sang se dirige vers l’avant des poumons, une zone qui n’est pas aussi malade et reste fonctionnelle). Tous les patients sont sous respirateur. Ils dorment tous après avoir été plongés dans un coma artificiel. Image saisissante que cette dame qui a les yeux… ouverts. Une atmosphère angoissante, voire glaçante. « On a ouvert cette unité de réveil Covid, qui est à la base une unité de réveil de bloc opératoire normal, de manière à pouvoir absorber tous les patients qui arrivent », explique Christine Schepers, l’infirmière en chef du service de soins intensifs.

Une des missions : faire travailler les membres endormis des patients

Dans cette salle de réveil réaménagée, les lits des patients sont placés les uns à côté des autres.

Dans cette salle, seuls les bips réguliers des appareils résonnent sans cesse. Dans leur lutte contre la maladie, les soignants s’appuient sur des machines. À proximité de chaque patient, un respirateur, des tuyaux… À quelques mètres, une kiné avec une visière de protection devant le visage s’approche d’un patient. Sa mission consiste à faire travailler ses membres endormis. Avec des massages des mains, des jambes… Retourner le patient régulièrement est nécessaire. À force de rester sur le ventre, certains sont blessés par les tuyaux qui les maintiennent en vie, d’autres souffrent d’escarres.

La mission de la kiné est de faire travailler les membres endormis des patients. Certains patients sont placés sur le ventre.

« Je n’avais jamais connu ça et j’espère ne jamais le revivre »

Infirmière depuis 1984, Christine Schepers vit « le pire moment de toute ma carrière ».

Un monitoring, des courbes qui montent et descendent. Un son qui se répète sans cesse. Personne ne le dit mais la mort semble proche pour certains de ces patients.  Le personnel soignant continue de croire en la vie dans cette lutte contre le virus. « Certains meurent et d’autres survivent. Tous ceux qui sont ici ont malheureusement un pronostic vital excessivement engagé. » Infirmière depuis 1984, Christine Schepers vit « le pire moment de toute ma carrière ». « Je n’avais jamais connu ça et j’espère ne jamais le revivre », avoue-t-elle. Jusqu’au moment où le téléphone du service sonne. Elle décroche. L’épouse d’un patient, hospitalisé dans l’unité, souhaite avoir de ses nouvelles. Des personnes qui, du jour au lendemain, sont terrassées par le coronavirus. Le médecin la rappellera plus tard.

« Mon personnel travaille 8 heures de suite sans aller aux toilettes »

À l’approche du changement de pause du personnel, infirmiers et médecins sont plus nombreux que d’habitude. Logique : chacun doit (re)prendre ses marques et connaître l’état de santé de chaque patient. Ceux qui viennent d’enchaîner une garde affichent des mines exténuées, angoissées. Ils sont vidés par cette situation. « Mon personnel travaille sans relâche plus de huit heures par jour sans s’arrêter, précise l’infirmière en chef. Sans déjeuner, sans dîner voire sans aller aux toilettes. Les chefs des unités de réanimation œuvrent pour leur part 12 heures par jour, six jours sur sept. » Un travail ô combien épuisant. « On ne fait pas un 100 mètres mais bien un marathon. Et il faut qu’on tienne. Mais vu que nous sommes très peu puisque cette fois-ci nous avons des malades dans le personnel, chose que nous n’avions pas lors de la première vague, je ne sais pas si on va pouvoir tenir aussi longtemps que durera l’épidémie. »

« On ne fait pas un 100 mètres mais bien un marathon. Et il faut qu’on tienne. »

« Regardez autour de vous et vous verrez que tous ces patients ont une privation de liberté »

Le personnel est en colère aussi contre les citoyens qui n’ont pas fait attention au respect des mesures sanitaires. « Lorsque j’entends que certaines personnes ne veulent pas limiter leur bulle sociale, qu’elles veulent quand même continuer à sortir là où elles veulent parce qu’on les prive de leur liberté ou encore quand j’entends que certains ne veulent pas mettre de masque parce qu’ils sont soi-disant muselés, regardez autour de vous et vous verrez que tous ces patients ont une privation de liberté. »

Au fur et à mesure des minutes qui s’égrènent dans cette salle de réveil Covid, les « sauveurs » s’agitent, masqués, autour des patients. Avec une approche bien rodée. Avec des gestes quasi mécaniques. Car chacun sait ce qu’il doit entreprendre. Ce qu’il a comme gestes à poser.

« Nous sommes passionnés par notre travail et c’est cela qui nous fait tenir le coup. »

« On a du matériel pour le moment. On n’est pas en pénurie comme lors de la première vague… »

« Il y a une énorme solidarité entre tous les membres du personnel hospitalier, souligne l’infirmière en chef du service de soins intensifs. Je travaille avec des personnes de mon unité habituelle mais également des autres unités de soins intensifs, du réveil, du bloc opératoire. On a une mobilisation de la part de tout le monde. Puis on a énormément de membres du personnel qui laissent tomber leurs congés alors qu’on est en période de Toussaint pour venir nous prêter main-forte. Car ils se rendent bien compte que c’est la galère pour tout le monde et ils viennent nous aider. D’autre part, nous sommes passionnés par notre travail et c’est cela qui nous fait tenir le coup. De nous dire qu’on peut aider ces patients et leurs familles en essayant de les sauver. » On sent l’émotion de l’infirmière en chef derrière ses lunettes et son masque de protection. « Nos familles aussi essaient de nous motiver, ajoute Christine Schepers. Et chaque fois qu’un patient sort d’ici et se porte bien, c’est une belle récompense pour nous tous. »

Mieux préparés, les hôpitaux disent l’être, avec des stocks de matériel médical et de protection prévus en suffisance. Une situation qui rassure quelque peu les soignants, pris par surprise au printemps dernier, même si l’incertitude perdure. « On s’est fait une réserve de fortune en réfléchissant à ce qu’on utilisait dans les soins intensifs habituels. On a du matériel pour le moment. On n’est pas en pénurie comme lors de la première vague, mais je ne parierai quand même pas qu’au bout d’un moment on ne tombera pas à court si la situation perdure. »

« Il y a une misère humaine terrible et on fait ce qu’on peut pour en sauver le maximum »

« Ce qui me frappe, c’est le nombre de patients qui en très peu de temps arrivent aux urgences », explique cet enseignant venu prêter main-forte au personnel.

Enseignant en soins infirmiers à l’HELMo, Thierry Bataille se porte volontaire pour donner un coup de main dans les hôpitaux en sacrifiant ses congés de Toussaint pour sauver des vies. « On se bat sans cesse pour sauver les patients comme on peut, même si on en a souvent qui meurent, dit-il. En venant aider de la sorte, on se sent utile. Il y a une misère humaine terrible et on fait ce qu’on peut pour en sauver le maximum. »  Mais qu’y a-t-il de différent par rapport à la première vague ? « Ce qui me frappe, c’est le nombre de patients qui en très peu de temps arrivent aux urgences. »

Chez eux, certains pleurent. D’autres gardent « en tête le son des monitorings »

Au terme d’une journée de travail, le personnel est à bout. Aussi bien physiquement que psychologiquement. Certains ne pourront s’endormir tout de suite, une fois chez eux. Certains craquent. « Oui, cela m’arrive de pleurer, confie Lydie, une infirmière. On est des humains aussi même si on court partout. On n’est pas insensible à la douleur des patients et des familles. » Certains gardent « en tête le son des monitorings », comme nous le dit l’infirmière en chef.

Elle a fait pleurer le nouveau ministre de la Santé

Christine Schepers a d’ailleurs accueilli il y a quelques jours le nouveau ministre de la Santé Frank Vandenbroucke, qui a été ému aux larmes en visitant le service réveil Covid. « Ce que j’ai vu est très douloureux. Je trouve cela très choquant », a-t-il dit. « Les conditions de travail sont telles qu’une infirmière en règle générale ne fait pas toute sa carrière en réanimation car cela devient trop difficile d’un point de vue physique et psychologique, souligne Christine Schepers. J’ai la chance de le faire. Cela dit, dès que je le pourrai, je prendrai ma prépension pour profiter de quelques années de repos bien méritées. En tout cas, j’espère que cette vague-ci va ouvrir les yeux à nos dirigeants. Cela fait des années que nos normes de personnel ne sont pas revues. On nous promet énormément de choses et jusque-là on ne voit malheureusement rien venir. Et, malgré tout, on continue à être aussi passionné par notre travail. » Et l’infirmière en chef de conclure : « Il ne suffit pas d’être touché par ce qu’on voit mais ce qui serait mieux, ce serait d’agir. » La bataille semble encore loin d’être terminée…

« Si la vague d’admissions continue, oui, on va peut-être devoir choisir qui on sauvera… »

La question est sur toutes les lèvres parmi les médecins et le personnel hospitalier : va-t-on devoir choisir prochainement qui sauver dans cette seconde vague ? « Si l’afflux de patients est plus important que la capacité des hôpitaux – et dans la région liégeoise, on a déjà dépassé cette capacité – et si la vague d’admissions continue, il va y avoir un manque de places dans tous les milieux hospitaliers. » Christine Schepers, l’infirmière en chef du service de soins intensifs, craint cette situation. « À ce moment-là, on va peut-être devoir faire des choix en fonction de l’âge, des pathologies associées, de l’état du patient. Mais on n’en est pas encore là, même si on fera peut-être comme en Italie pour soigner ceux qui ont le plus de chance de survivre… »