Avec plus de 10 000 jeunes formés chaque année par les Compagnons du devoir, cette méthode d’apprentissage séculaire a encore de beaux jours devant elle.

Organisation régie par des valeurs de fraternité et de respect, le compagnonnage connaît depuis quelques années un renouveau en comptant, notamment, de plus en plus de femmes dans ses rangs. Une renaissance progressive depuis l’ère industrielle du XIXe siècle qui mit à mal ce système de transmission de connaissances surtout connu en France.

Manger du pain avec un autre

« Ni se servir, ni s’asservir, juste servir » est l’adage des Compagnons du devoir et du Tour de France, qui proposent plus qu’un accès à une formation : un épanouissement « dans et par son métier » grâce à un accompagnement long et diversifié de l’aspirant. Association créée il y a plus de 70 ans, les Compagnons du devoir perpétuent cette tradition de transmission vieille de centaines d’années : l’accueil dans une communauté puis dans une corporation et un encadrement par des spécialistes sur les routes de France pour compléter la formation théorique. L’étymologie du mot « compagnon » résume parfaitement cette idée de parrainage : du latin « cum », avec, et « panis », pain, il désigne « celui avec qui on partage le pain ».

Origines nébuleuses et secrètes

Dater la naissance exacte de ce système semble délicat. Le terme lui-même de « compagnonnage » n’apparaît qu’au début du XVIIIe siècle, pour désigner la période d’apprentissage du futur artisan auprès de son maître, alors que ses origines sont bien plus anciennes. En effet, de nombreuses sources font état d’artisans prenant la route pour se rendre de chantier en chantier depuis l’Antiquité. Le but de ces voyages est l’initiation aux techniques propres à chaque région. Aujourd’hui encore, pour les Compagnons du devoir, « le voyage est une étape nécessaire dans la construction d’un homme. Il permet de se remettre en cause et d’abandonner ses certitudes, mais également d’apprendre une nouvelle langue, une nouvelle culture et une nouvelle façon de travailler. »

Et demain ?

En 2010, le compagnonnage français a été reconnu comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité avec pour titre « Le compagnonnage, réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ». En ces temps plutôt compliqués en termes d’emploi, les métiers d’artisanat semblent être une valeur sûre. Les Compagnons du devoir de Belgique notent d’ailleurs que 90 % des jeunes aspirants trouvent un travail après leur formation. Serez-vous les futurs selliers, tonneliers, pâtissiers, charpentiers, forgerons, ébénistes… que nous rencontrerons sur les routes de France ?

Le château de Guédelon

En Bourgogne, au cœur de l’écrin de nature qu’est la Puysaye, région de bocages et de bois, une cinquantaine d’artisans se relayent depuis plus de 25 ans pour perpétuer ce qui est connu comme la plus grande « aventure médiévale des XXe et XXIe siècles ». En 1995 en effet, naît un projet fou : bâtir un château féodal du XIIIe siècle uniquement avec les techniques et les outils de l’époque. Michel Guyot est alors propriétaire du château de Saint-Fargeau et un rapport lui indique que sous ses briques rouges, la bâtisse est en réalité un ancien fort médiéval. De cette information étonnante germe une idée qui l’est tout autant. Monsieur Guyot, qui sauve des châteaux en péril depuis une vingtaine d’années, réunit une équipe de passionnés et, ensemble, ils se lancent dans ce défi colossal et unique de construire un château aujourd’hui, du nom de Guédelon. Beaucoup répondent présent et la chasse aux partenaires financiers ainsi qu’à un lieu propice est lancée. Le projet s’implante alors sur un site qui permet l’acheminement de matières premières comme le bois, le grès et l’eau.

L’équipe des « œuvriers » s’est agrandie au fil du temps. Aujourd’hui, Guédelon emploie 100 personnes pour la construction du château ainsi que pour l’accueil des visiteurs. Ouvert au public, le site est bien plus qu’un chantier, c’est un véritable laboratoire scientifique et historique, il permet de comprendre en profondeur les techniques et conditions de vie des artisans du temps passé. Une démarche pédagogique ludique à découvrir en famille.

Êtes-vous un bâtisseur ?

S’il faut évidemment des connaissances pointues pour construire un château, il est néanmoins possible, à Guédelon, de se former sur le terrain.

L’équipe des « œuvriers » se compose d’artisans spécialistes dans leur domaine, c’est-à-dire des carriers, tailleurs de pierre, maçons, gâcheurs, bûcherons, charpentiers, charretiers, forgerons, vanniers, tuiliers, potiers, cordiers et jardiniers. Sur le site, chaque artisan a deux missions : la première est d’accomplir les tâches liées à sa fonction et la seconde est de transmettre et d’expliquer à tous son métier. Les valeurs de transmission et de fraternité sont indissociables du projet. Dans cette optique, 650 « bâtisseurs » néophytes viennent mettre la main à la pâte et apprendre ces techniques ancestrales.

Cyril, 30 ans, artisan ferronnier

Filiales longtemps dénigrées, les métiers de l’artisanat connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt. Qui sont ces artisans 2.0 ?

Cyril Rousseau vient tout juste d’entrer dans la trentaine et on ne s’attend pas à cette réponse quand on lui demande sa profession : « Je suis ferronnier. » Dans l’imaginaire collectif, la forge dans laquelle retentissent les coups de marteau sur l’enclume appartient aux siècles passés. Pourtant, ce métier ne cesse de se réinventer et s’est d’ailleurs imposé dans l’architecture actuelle.

Sur les routes  de France

L’artisanat est un métier de passion et la vocation de Cyril est née relativement tôt. « Depuis tout petit, le monde de la ferronnerie, ses outils et ses œuvres me fascinent. J’ai suivi des stages dans mon enfance qui ont consolidé mon attrait pour l’artisanat. » C’est de façon assez évidente que Cyril, une fois sa rhéto terminée, se dirige vers une formation manuelle et découvre les Compagnons du devoir et les valeurs qu’ils véhiculent. Il débute son apprentissage à Bruxelles, pendant deux ans, et décide d’entamer son Tour de France qui l’emmène à Aubenas en Ardèche, à Cholet près d’Angers, à Coulommiers proche de Toulouse et, enfin, à Nîmes. Cinq belles années de rencontres et de partage de connaissances, mais avec un revers : « Il faut accepter de ne pas voir sa famille très souvent, d’être loin de chez soi. Pendant cinq ans, je ne les ai vus que deux ou trois fois par an. »

Le XXIe siècle a tout de même ceci de positif qu’il permet de maintenir le lien via une communication facilitée, contrairement aux aspirants compagnons l’ayant précédé. « Et puis, au début, tu penses souvent à cet éloignement mais il se passe tellement de choses dans ton quotidien, tu es tellement occupé, que la séparation est plus acceptable. »

Vivre en communauté

Pendant ces cinq années sur les routes françaises, d’entreprise en entreprise, l’aspirant compagnon apprend aussi à se débrouiller et découvre la vie en communauté. « Tu vis dans des maisons avec d’autres aspirants et avec des Compagnons. Les plus importantes ressemblent à des internats avec dortoirs, salles communes, classes et réfectoires. Tu apprends à interagir avec des personnes que tu n’aurais jamais rencontrées autrement. » Mais ces maisons de Compagnons sont aussi des laboratoires car chaque aspirant participe à son entretien, en regard de sa formation.

Avenir tourmenté ?

Et si on demande à Cyril s’il craint que son métier s’éteigne, il nous répond dans un rire communicatif : « Je ne suis absolument pas inquiet. Il reste un panel de choses à tester, au niveau du style surtout. Beaucoup travaillent des formes et dessins plus modernes. » Cyril le premier, puisque ses œuvres sont aussi artistiques, comme ses statues très impressionnantes d’ours, de sanglier, de cerf et d’écureuil.

Des chefs d’œuvre

Tous les ans, chaque corporation de Compagnons organise son congrès afin d’échanger et de discuter de l’avenir du métier. Lors de ce rassemblement, les villes présentes doivent réaliser une pièce pour la ville organisatrice qu’elle intégrera dans son architecture ou dans sa maison de Compagnons. « La pièce la plus impressionnante que j’ai pu voir est une colossale sculpture de deux étages représentant deux mains tenant une sphère, de laquelle émanent les quatre éléments. Les valeurs du compagnonnage sont gravées dessus, c’est magnifique », nous décrit Cyril.

Les principaux clients des ferronniers sont les villes, pour la maintenance des bâtiments historiques. Rampes, potences, garde-corps, grilles, les créations peuvent être variées. Mais il est évident que ce travail unique a un prix et n’est pas toujours abordable, comme l’explique Cyril. « À Angers, j’ai visité une forge spécialisée dans la restauration de bâtiments anciens. Cela faisait quatre mois que se relayaient entre deux et six personnes pour réaliser un garde-corps à volutes entièrement en laiton. C’est une matière vraiment difficile à forger et, surtout, très chère : 15 000 € le mètre. Les clients étaient des Qataris et avaient commandé un garde-corps de… 30 m. C’est quelque chose que tu ne vois qu’une fois dans ta vie. »

Après sept ans de formation, l’aspirant est lui aussi amené à réaliser son chef-d’œuvre, la pièce qui l’élèvera au rang de Compagnon du devoir. Cette pièce unique doit être utile et sera intégrée dans une maison de Compagnons. L’accomplissement d’un long apprentissage de siècles de connaissances et de techniques.

Des idées dépassées

Réservé à une élite

Le compagnonnage n’est pas réservé à une élite, au contraire, la porte est ouverte à qui veut se surpasser. Les valeurs de la communauté permettent justement à chacun de trouver sa place. Cyril nous précise : « Tout le monde n’est pas non plus fait pour devenir Compagnon. La fraternité, la vie en groupe, le fait de voyager ne conviennent pas à tous, mais en ce qui concerne l’apprentissage, tout est fait pour que chacun arrive au niveau auquel il est capable d’accéder. Si un aspirant est arrêté en cours de formation, il s’agit plus d’un problème de caractère que de compétences. »

Interdit aux femmes

Depuis quelques années, le nombre de membres féminins augmente, dans des filières de plus en plus inattendues. La pâtisserie et la boulangerie sont bien représentées par les femmes, mais aussi la menuiserie et la taille de pierre. « Pour la ferronnerie, sur mon Tour de France – il y a quelques années déjà donc – je n’ai croisé que trois filles pratiquant mon métier, pour trois 100 garçons. pour la parité, il y a encore du boulot. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est un bon début. Je sais que de plus en plus de filles rejoignent la communauté. »

Des ateliers identiques

Si nous avons en tête l’image d’un antre sombre et fumant, la réalité d’une forge est tout autre. Les outils sont certes anciens, mais le décor est plus moderne qu’on ne le pense et, surtout, diffère selon l’endroit où l’on se trouve. « Les ateliers et la façon de travailler sont multiples, avec une différence marquée selon les régions de France. En cause, par exemple, les plus gros travaux sur des monuments classés dans le nord, des plus petits chantiers dans le sud. Ou encore le tempérament des artisans : la force tranquille des sudistes, le côté plus intransigeant des artisans du nord. L’aménagement des ateliers s’en ressent : plus ordonné au nord qu’au sud du pays. »

Dossier paru dans le Deuzio du 24 octobre 2020 | Journaliste : Louise Depuydt | Développeuse : Géraldine Ducat | Photos : Cyril Rousseau / Adobe Stock