Véritable mouvement culturel venu des deux Congo, la Sape n’est pas seulement un phénomène de mode, elle s’érige en philosophie de vie.

Textes : Maude DESTRAY
Photos: Mathieu GOLINVAUX
Développeur: Cédric DUSSART

C’est aux deux Congo, la RDC et le Congo-Brazzaville, que l’on doit le concept de la Sape, comprenez « Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes ». Derrière ce titre, un art de vivre, une philosophie dans laquelle le concept d’élégance constitue une finalité. À travers ses vêtements, luxueux et méticuleusement sélectionnés, l’on porte un message. Mais la Sape ne s’arrête pas à la seule apparence.

Naissance d’un mouvement culturel

Popularisé dès les années 60 à Brazzaville et Kinshasa, ce mouvement culturel s’exporte rapidement dans le monde. La Sape gagne les autres pays d’Afrique, et d’Europe aussi, avec, entre autres, les diasporas de France et de Belgique. Son origine, largement plus ancienne, reste toutefois relativement méconnue. Et dans son application, il existe certainement autant de définitions de la Sape qu’il en est de « sapeurs » ou de ceux que l’on pourrait leur assimiler.

La Sape serait née au XIXe siècle, influencée par l’époque coloniale. Les Congolais utilisent le vêtement pour revendiquer un statut qu’on leur dénie et tenter d’inverser les rapports de force avec le colonisateur. Empruntant leurs codes et manières au vestiaire des dandys européens de la fin du siècle, d’aucuns affirment que le vêtement devient une arme de lutte politique. À partir des années 70-80, tandis que la Sape débarque à Paris, elle est devenue acte contestataire en RDC, alors dirigée d’une main de fer par Mobutu, qui a décidé d’imposer le port d’un uniforme. Si au cours des années, elle perd de son aspect révolutionnaire, elle n’en reste pas moins profondément porteuse de message. Bien qu’elle soit aussi une manière, pour certains, d’exhiber une image de réussite, souvent bien éloignée de la réalité.

Aujourd’hui

Au fil du temps, le mouvement est porté par différentes personnalités. De Papa Wemba, chanteur et « Prince de la Sape » à Maître Gims et sa célèbre chanson « Sapé comme jamais », le phénomène s’amplifie et se diversifie. Parfois, se perd. Impossible de réduire la Sape à un seul style, plusieurs courants s’en dégagent, divers points de vue s’affrontent. Au dandysme des débuts s’oppose une exubérance largement influencée par la mode japonaise, dans laquelle, tout le monde ne se reconnaît plus.

« Sapeur, c’est un terme que je n’aime pas beaucoup car il renvoie à du folklore. C’est péjoratif pour moi car il y a des sapeurs qui sont très extravagants dans leur style, dans leur démarche. Ils font leur show. On se moque d’eux car ils ressemblent parfois à de vrais clowns ! Ce n’est pas ma vision. Au départ, la Sape, c’est l’élégance masculine. Sauf, que parce qu’on est noirs, on n’est pas juste considérés comme bien habillés mais comme « sapeurs ». » nous explique Papy Tshifuaka, 48 ans, Maître de Style, originaire de Kinshasa. « Le vêtement, c’est avant-tout un état d’esprit. Ça vient de loin, c’est une question d’éducation. L’élégance, c’est être bien habillé bien sûr, mais c’est aussi être soigné, rester sobre, et surtout se sentir bien avec soi-même. »

Amour du vêtement

Véritable amour du vêtement, des coupes, des matières, aucun détail n’est laissé au hasard. Les accessoires aussi ont toute leur importance. En plus du costume, deux ou trois pièces et des chaussures parfaitement cirées, de la chemise toujours rentrée dans le pantalon, l’on retrouvera généralement un chapeau, une canne ou un parapluie, des lunettes et un sac. La plupart des sapeurs sont issus de milieux modestes mais cela ne les empêche pas de débourser, parfois l’intégralité de leur salaire pour vivre leur passion. On ne plaisante pas avec le style !

Un dressing haut-de-gamme

Weston, Issey Miyake, Dior, Pierre Cardin, Armani…, les sapeurs aiment les marques luxueuses qui offrent une qualité incomparable à leurs pièces. Leurs dressing sont gigantesques, les frais engagés, faramineux, mais le jeu en vaut la chandelle si on les écoute.

« On a un vrai respect pour l’industrie de la mode, et de l’artisanat surtout qui est au cœur de ces créations. Quoi qu’on en dise, l’image est extrêmement importante. Tout le monde accourra pour venir en aide à un homme par terre, s’il est en costume. L’apparence vaut mieux que mille mots ! On dit que l’habit ne fait pas le moine ? C’est faux. Quand je suis bien habillé, on me regarde différemment. Il ne faut pas se voiler la face, oui, ça coûte cher. Mais on peut aussi être élégant en s’habillant pour moins cher. »

L’élégance comme art de vivre

Sapchic Kysyto est ce qu’on appelle communément un sapeur. Un titre qu’il revendique haut et fort, et qu’il souhaite accessible à tout le monde.

Quand il s’agit de parler de Sape, Sapchic Kysyto est très sérieux. Tiré à quatre épingles, toujours, il alterne les styles en fonction de ses humeurs, de ses envies et des occasions. Tantôt plus extravagant, mêlant les couleurs explosives, tantôt au sommet du chic british, Sapchic accorde une importance majeure à son apparence, à l’image qu’il reflète.

Camerounais débarqué à Bruxelles il y a six ans, l’homme se définit comme un Sapo-sapologue, qui manie Sape et… sapologie. « La sapologie, c’est l’art de se saper, d’associer les pièces. Il y a de la créativité, de l’inventivité, on ose beaucoup plus. J’aime sortir de ce qui est classique, être plus original. » Sapeur depuis de très nombreuses années, Sapchic fait aussi du consulting. Dans son dressing, on compte des centaines de pièces, dont certaines valent beaucoup d’argent, et qu’il conserve précieusement, comme d’autres pourraient chérir des voitures de collection. « J’ai un vrai amour du vêtement. Mais je porte de tout. L’élégance doit rester accessible à tous. Et puis derrière, il y a un message. La Sape, c’est universel. On procure du bien être autour de nous, on fait rêver des personnes, on donne de l’espoir, on les inspire. Pour moi, le vêtement doit insuffler de la joie, de la gaieté, de la bonne humeur. Ça donne confiance en soi.

Superficiel ?

À l’heure où l’on condamne les diktats de l’apparence et le culte de l’image, la parole des sapeurs peut paraître superficielle, voire totalement déconnectée de la réalité… « Je ne suis pas psy mais les jugements sur l’apparence, ils se font, qu’on le veuille ou non. Je ne vais pas me présenter devant un ministre en babouches. L’image qu’on renvoie aux autres a son importance, c’est une réalité. » Mais au-delà de ses vêtements de luxe, Sapchic prône d’abord un art de vivre, dans lequel en étant bien avec soi-même, en accord avec son corps et son esprit, on est de facto, bien avec les autres. Faire du sport, manger sainement, cultiver l’optimisme, la bienveillance, le respect, telles sont les clés d’une vie de sapeur réussie.

Logan O’Maley, « Baron » du GranDandytisme

Logan O’Malley n’est pas sapeur, il est un «Baron» du Grandandytisme. L’élégance est au cœur de son existence.

Son style très travaillé, il le doit à sa mère qui lui a transmis ses valeurs, mais aussi à ces sapeurs qu’il a côtoyé dès son plus jeune âge. « J’ai grandi dans un quartier populaire de Paris. Les premiers sapeurs avaient ce style anglais, de dandy. Maintenant, certains sont plus fashion, ‘m’as-tu-vu’, ce n’est pas ce que j’apprécie. Moi, je prône une vraie élégance masculine, sobre, chic.»

Là, où les sapeurs dépensent des fortunes en pièces de luxe, Logan O’Malley défend bec et ongles, le recours à la seconde main. « On est des escrocs en quelque sorte, car on est habillé pour une valeur de 3000-4000 euros alors qu’on a payé notre tenue 150 euros à tout casser ! » Dans une société où tout est consommable et périssable, Logan O’Malley revendique une conscience durable des vêtements. « On a une culture du vêtement, il devient un outil d’éducation, un moyen d’élévation. »

Pour lui, l’élégance est un devoir, un respect que l’on se doit, à soi, et aux autres. Surtout, elle a changé l’image négative qu’il pouvait dégager. « Je viens de la culture hip-hop, j’étais habillé comme ce que les gens peuvent appeler ‘racailles’. Un jour, j’ai eu un déclic. Après trois contrôles de flics, non justifiés, sur la même journée, j’ai eu envie de changer. Ça ne m’est plus jamais arrivé depuis. On est dirigés par l’image, il faut l’accepter. Si vous voyez un lion qui arrive vers vous la gueule ouverte, vous savez que vous devez courir. Je ne comprends pas les gens qui se foutent de leur apparence. J’en suis convaincu, l’élégance peut changer le monde ! »

www.streetbarons.com

Quelle place pour les femmes ?

On rencontre peu de femmes chez les sapeurs. Elles sont plus nombreuses chez les « Barons ».

Pendant longtemps, les femmes ont été cantonnées au seul rôle d’épouse ou de compagne de sapeur. Si, peu à peu, une faible minorité d’entre elles est parvenue à s’immiscer dans l’univers des sapeurs et a accéder au titre symbolique de sapeuse, le monde de la Sape reste encore très masculin.

On rencontre davantage de « Baronnes ». Liona Moore a d’abord adopté ce style pour son compagnon Logan O’Malley. Depuis, l’élégance est devenue partie intégrante de son quotidien. « Ça me fait me sentir bien, ça me permet d’avoir confiance en moi. Maintenant, en tant que femme, ça me prend plus de temps pour la préparation car je dois m’occuper de mes cheveux et de mon maquillage. Mais je n’imagine pas sortir dans la rue sans être parfaitement habillée. »