Au cœur des tranchées ukrainiennes, une journaliste américaine n’a pas tardé à se faire un nom : Sarah Ashton-Cirillo, 45 ans, très active sur les réseaux sociaux, a même fini par rejoindre un bataillon de volontaires au sein duquel elle combat en tant que « medic ». Jusqu’ici, les médias ont vu en elle une personnalité intrépide, et accessoirement, « la première transgenre à couvrir la guerre en Ukraine ». Son passé révèle pourtant un parcours hors-norme, entre Las Vegas et l’Europe, où l’écrivaine en devenir s’est muée en véritable caméléon politique.

Sur le front

Fin février dernier, quelque part sur le front est ukrainien, au fond d’une tranchée boueuse, un commandant filme sa subordonnée en plein milieu d’un combat intense face aux Russes. Celle-ci vient de se faire arracher une partie de la main par du shrapnel suite à un tir d’artillerie, mais ne semble pas sentir grand-chose. « Sarah, est-ce que ça va ? », demande le commandant en anglais. « Ouais, ça va », répond la soldate pendant qu’on lui bande la main. « Vous savez quoi, ils ne peuvent ni nous tuer, ni nous blesser. La victoire est à nous. Pourquoi ? Parce que Poutine va crever, et Prigojine (patron de Wagner, NDLR) aussi. Et ça », dit-elle en montrant son membre déchiqueté, « c’est un petit prix à payer. »

À l’époque, cela fait quelques semaines à peine que Sarah Ashton-Cirillo, journaliste américaine âgée de quarante-cinq ans, a débarqué sur le front, bien que son entrée formelle dans l’armée remonte à octobre 2022. « Quand nous sommes blessés nous devons tout documenter », explique-t-elle peu après son retour au front, en mars. « Et parce que je suis la « médic », normalement c’est moi qui m’en occupe, c’est pourquoi c’est mon supérieur qui filme. Quand il m’a demandé comment ça allait, je n’avais même pas conscience qu’il me filmait : j’étais tellement en colère que les Russes m’aient touchée, la guerre est soudainement devenue si personnelle dans la minute qui a suivi, que je crois avoir voulu lui montrer que je n’avais pas de commotion cérébrale, mais j’étais plus focalisée sur la guerre que jamais. »

Si la vidéo n’était pas destinée à être partagée sur les réseaux sociaux, on comprend instantanément le message qu’a voulu faire passer l’armée ukrainienne en l’autorisant finalement à la diffuser : « C’était une bonne façon de dire aux Russes d’aller se faire foutre », lance Sarah, dont les souvenirs demeurent intacts. « Je n’ai pas pu être évacuée pendant 7 heures », se remémore-t-elle. « J’étais assise dans la boue, je ne pouvais pas prendre d’antidouleur car si vous êtes dans la tranchée vous êtes encore censés pouvoir vous battre, et donc il faut avoir l’esprit clair. En l’occurrence, on était en plein milieu des combats. »

S’ensuivent 16 jours d’hospitalisation et une vilaine infection. Entretemps, la vidéo a cumulé plus de 6 millions de vues et elle, Sarah, est de retour au front. « Mes nerfs sont endommagés, une partie de ma main ne sent plus rien, et à cause des dégâts aux nerfs je ressens des douleurs autour de la blessure, mais j’ai récupéré toute ma dextérité et c’est l’essentiel », dit-elle.

Depuis lors, la notoriété de l’Américaine a grimpé en flèche, si bien qu’on a pu la voir sur de grandes chaînes américaines raconter son quotidien sur le front.

Entre deux combats, la journaliste-soldate continue de rédiger régulièrement une newsletter à travers laquelle elle décrit son quotidien et livre son analyse du conflit. Son site d’information politique, qui date du temps où elle couvrait la politique à Las Vegas, où elle vivait, relaie régulièrement ses articles et contenus, même les plus sensibles. Telle cette vidéo, postée en juillet 2022, de la castration supposée d’un soldat ukrainien capturé par les Russes.

À l’époque, Sarah Ashton-Cirillo était encore pleinement journaliste (elle estime ne plus l’être aujourd’hui). Accréditée auprès de l’armée ukrainienne depuis mars 2022, elle écrivait pour le média en ligne LGBTQNation. « J’ai réalisé un reportage en juin 2022 et parlé à un enquêteur spécialisé en crimes de guerre, qui m’a raconté que les Russes traquent les gays et castrent les hommes », rembobine-t-elle. « Deux jours plus tard, j’étais sur la BBC et nous avons parlé de ça, et personne n’y croyait. Puis cette vidéo est sortie (NDLR : sur les réseaux sociaux pro-russes) et je l’ai postée parce que je voulais que les gens voient ça. Il fallait montrer à quel point les Russes sont diaboliques. Il fallait montrer ça sur un média, parce que même quand je l’ai dit à la télévision je n’ai pas été crue. Poster cette vidéo était une façon de dire : ‘Oui, c’est aussi horrible, sinon plus, que ce que vous imaginiez’. » « Poutine », reprend-elle, « est sérieux sur le sort qu’il réserve aux LGBTQ+ ; il est sérieux sur sa volonté de commettre un génocide ; il veut tuer ou asservir des gens. C’est ce qu’on voit sur le terrain ici, en direct. Ce qui s’est passé ici est tellement horrible que nous ne le comprendrons vraiment que dans une génération. »

Son engagement auprès de l’armée ukrainienne provient de là, explique-t-elle : des horreurs découvertes en tant que journaliste. « J’ai atterri à Izioum en septembre 2022, quand des corps ont été sortis des fosses communes. Là-bas, j’ai vu tellement de cadavres dans tellement d’états différents… à un degré à peine imaginable. Et j’ai remarqué que tout n’avait pas été montré ou communiqué. Il faut comprendre que les Russes avaient leur base à cinquante mètres de la fosse. J’ai compris à quel point leur armée est diabolique : ils vivaient juste ici, tout près du charnier, sans aucun problème. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment envisagé de rejoindre les rangs ukrainiens. »

Elle-même l’admet : si elle n’avait pas été sur le terrain, elle ne l’aurait pas cru. D’ailleurs, Sarah Ashton-Cirillo n’avait pas programmé d’entrer sur le territoire ukrainien, elle qui s’est, au départ, intéressée à l’afflux de réfugiés ukrainiens fuyant la guerre. Cet intérêt pour ce sujet en particulier ne sort pas de nulle part ; lors de la crise migratoire qui a touché l’Europe en 2015, elle se trouvait sur le vieux continent en vue d’écrire un livre sur le sujet, publié l’année suivante. « C’est un livre embarrassant », dit-elle aujourd’hui, regrettant son manque de recul et d’engagement sur le sujet. Et pourtant, c’est bien cette épopée européenne qui a tout changé, ou presque.

Le coup de poker

Francfort, octobre 2016. Un certain Michael Cirillo, qui vient de passer six semaines en Europe, s’apprête à rejoindre les États-Unis, à Las Vegas, où il vit et travaille dans l’immobilier. Il a bien changé depuis le début de la décennie, à l’époque où il était, selon ses propres termes, « un gars irritable, colérique et entêté, qui avait suffisamment goûté au succès pour devenir de plus en plus incontrôlable ».

Passionné de littérature et auteur depuis peu (il vient de faire un tour à la foire du livre internationale de Francfort), Michael poste depuis l’Allemagne une courte vidéo sur Instagram, dans laquelle il invite ses auditeurs à ne jamais s’autocensurer, surtout s’ils ont quelque chose à écrire, ou à dire. « Les mots sont libérateurs », dit cet amateur de Frantz Kafka.

Et des choses, lui-même en a à dire. Cela remonte à la publication de son premier livre au début d’année 2016. Le sujet ? La crise migratoire en Europe, qui l’a conduit à parcourir, fin 2015, une dizaine de pays européens, des camps de réfugiés de Grèce et de Macédoine jusqu’à la « jungle » de Calais.

Le périple de Sarah Ashton-Cirillo en Europe