Au cœur des tranchées ukrainiennes, une journaliste américaine n’a pas tardé à se faire un nom : Sarah Ashton-Cirillo, 45 ans, très active sur les réseaux sociaux, a même fini par rejoindre un bataillon de volontaires au sein duquel elle combat en tant que « medic ». Jusqu’ici, les médias ont vu en elle une personnalité intrépide, et accessoirement, « la première transgenre à couvrir la guerre en Ukraine ». Son passé révèle pourtant un parcours hors-norme, entre Las Vegas et l’Europe, où l’écrivaine en devenir s’est muée en véritable caméléon politique.

Mise à jour du 29 juin 2023 : 

Depuis la mise en ligne de cet article, Sarah Ashton-Cirillo a été nommée sergent et a rejoint, à Kiev, le centre national des médias des Forces de défense territoriales, qui l’a choisie pour porter à l’attention d’une audience mondiale des projets en anglais destinés à lutter contre la propagande russe et à diffuser des informations factuelles.

Sur le front

Fin février dernier, quelque part sur le front est ukrainien, au fond d’une tranchée boueuse, un commandant filme sa subordonnée en plein milieu d’un combat intense face aux Russes. Celle-ci vient de se faire arracher une partie de la main par du shrapnel suite à un tir d’artillerie, mais ne semble pas sentir grand-chose. « Sarah, est-ce que ça va ? », demande le commandant en anglais. « Ouais, ça va », répond la soldate pendant qu’on lui bande la main. « Vous savez quoi, ils ne peuvent ni nous tuer, ni nous blesser. La victoire est à nous. Pourquoi ? Parce que Poutine va crever, et Prigojine (patron de Wagner, NDLR) aussi. Et ça », dit-elle en montrant son membre déchiqueté, « c’est un petit prix à payer. »

À l’époque, cela fait quelques semaines à peine que Sarah Ashton-Cirillo, journaliste américaine âgée de quarante-cinq ans, a débarqué sur le front, bien que son entrée formelle dans l’armée remonte à octobre 2022. « Quand nous sommes blessés nous devons tout documenter », explique-t-elle peu après son retour au front, en mars. « Et parce que je suis la « médic », normalement c’est moi qui m’en occupe, c’est pourquoi c’est mon supérieur qui filme. Quand il m’a demandé comment ça allait, je n’avais même pas conscience qu’il me filmait : j’étais tellement en colère que les Russes m’aient touchée, la guerre est soudainement devenue si personnelle dans la minute qui a suivi, que je crois avoir voulu lui montrer que je n’avais pas de commotion cérébrale, mais j’étais plus focalisée sur la guerre que jamais. »

Si la vidéo n’était pas destinée à être partagée sur les réseaux sociaux, on comprend instantanément le message qu’a voulu faire passer l’armée ukrainienne en l’autorisant finalement à la diffuser : « C’était une bonne façon de dire aux Russes d’aller se faire foutre », lance Sarah, dont les souvenirs demeurent intacts. « Je n’ai pas pu être évacuée pendant 7 heures », se remémore-t-elle. « J’étais assise dans la boue, je ne pouvais pas prendre d’antidouleur car si vous êtes dans la tranchée vous êtes encore censés pouvoir vous battre, et donc il faut avoir l’esprit clair. En l’occurrence, on était en plein milieu des combats. »

S’ensuivent 16 jours d’hospitalisation et une vilaine infection. Entretemps, la vidéo a cumulé plus de 6 millions de vues et elle, Sarah, est de retour au front. « Mes nerfs sont endommagés, une partie de ma main ne sent plus rien, et à cause des dégâts aux nerfs je ressens des douleurs autour de la blessure, mais j’ai récupéré toute ma dextérité et c’est l’essentiel », dit-elle.

Depuis lors, la notoriété de l’Américaine a grimpé en flèche, si bien qu’on a pu la voir sur de grandes chaînes américaines raconter son quotidien sur le front.

Entre deux combats, la journaliste-soldate continue de rédiger régulièrement une newsletter à travers laquelle elle décrit son quotidien et livre son analyse du conflit. Son site d’information politique, qui date du temps où elle couvrait la politique à Las Vegas, où elle vivait, relaie régulièrement ses articles et contenus, même les plus sensibles. Telle cette vidéo, postée en juillet 2022, de la castration supposée d’un soldat ukrainien capturé par les Russes.

À l’époque, Sarah Ashton-Cirillo était encore pleinement journaliste (elle estime ne plus l’être aujourd’hui). Accréditée auprès de l’armée ukrainienne depuis mars 2022, elle écrivait pour le média en ligne LGBTQNation. « J’ai réalisé un reportage en juin 2022 et parlé à un enquêteur spécialisé en crimes de guerre, qui m’a raconté que les Russes traquent les gays et castrent les hommes », rembobine-t-elle. « Deux jours plus tard, j’étais sur la BBC et nous avons parlé de ça, et personne n’y croyait. Puis cette vidéo est sortie (NDLR : sur les réseaux sociaux pro-russes) et je l’ai postée parce que je voulais que les gens voient ça. Il fallait montrer à quel point les Russes sont diaboliques. Il fallait montrer ça sur un média, parce que même quand je l’ai dit à la télévision je n’ai pas été crue. Poster cette vidéo était une façon de dire : ‘Oui, c’est aussi horrible, sinon plus, que ce que vous imaginiez’. » « Poutine », reprend-elle, « est sérieux sur le sort qu’il réserve aux LGBTQ+ ; il est sérieux sur sa volonté de commettre un génocide ; il veut tuer ou asservir des gens. C’est ce qu’on voit sur le terrain ici, en direct. Ce qui s’est passé ici est tellement horrible que nous ne le comprendrons vraiment que dans une génération. »

Son engagement auprès de l’armée ukrainienne provient de là, explique-t-elle : des horreurs découvertes en tant que journaliste. « J’ai atterri à Izioum en septembre 2022, quand des corps ont été sortis des fosses communes. Là-bas, j’ai vu tellement de cadavres dans tellement d’états différents… à un degré à peine imaginable. Et j’ai remarqué que tout n’avait pas été montré ou communiqué. Il faut comprendre que les Russes avaient leur base à cinquante mètres de la fosse. J’ai compris à quel point leur armée est diabolique : ils vivaient juste ici, tout près du charnier, sans aucun problème. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment envisagé de rejoindre les rangs ukrainiens. »

Elle-même l’admet : si elle n’avait pas été sur le terrain, elle ne l’aurait pas cru. D’ailleurs, Sarah Ashton-Cirillo n’avait pas programmé d’entrer sur le territoire ukrainien, elle qui s’est, au départ, intéressée à l’afflux de réfugiés ukrainiens fuyant la guerre. Cet intérêt pour ce sujet en particulier ne sort pas de nulle part ; lors de la crise migratoire qui a touché l’Europe en 2015, elle se trouvait sur le vieux continent en vue d’écrire un livre sur le sujet, publié l’année suivante. « C’est un livre embarrassant », dit-elle aujourd’hui, regrettant son manque de recul et d’engagement sur le sujet. Et pourtant, c’est bien cette épopée européenne qui a tout changé, ou presque.

Le coup de poker

Francfort, octobre 2016. Un certain Michael Cirillo, qui vient de passer six semaines en Europe, s’apprête à rejoindre les États-Unis, à Las Vegas, où il vit et travaille dans l’immobilier. Il a bien changé depuis le début de la décennie, à l’époque où il était, selon ses propres termes, « un gars irritable, colérique et entêté, qui avait suffisamment goûté au succès pour devenir de plus en plus incontrôlable ».

Passionné de littérature et auteur depuis peu (il vient de faire un tour à la foire du livre internationale de Francfort), Michael poste depuis l’Allemagne une courte vidéo sur Instagram, dans laquelle il invite ses auditeurs à ne jamais s’autocensurer, surtout s’ils ont quelque chose à écrire, ou à dire. « Les mots sont libérateurs », dit cet amateur de Frantz Kafka.

Et des choses, lui-même en a à dire. Cela remonte à la publication de son premier livre au début d’année 2016. Le sujet ? La crise migratoire en Europe, qui l’a conduit à parcourir, fin 2015, une dizaine de pays européens, des camps de réfugiés de Grèce et de Macédoine jusqu’à la « jungle » de Calais.

Le périple de Sarah Ashton-Cirillo en Europe

Pendant quelques semaines, Michael s’est glissé parmi les exilés, observant de ses yeux ce qu’il estime être, à l’époque, « la plus grande crise humanitaire du XXIe siècle. » Mais comment en est-il arrivé là ? « J’avais de l’argent, je faisais du business dans l’immobilier, mon quotidien me pesait. J’ai dit à mon boss que je restais en Europe couvrir la crise des réfugiés », se remémore Sarah. « Je comptais aller en Syrie (épicentre de la crise migratoire à l’époque, NDLR), mais j’ai renoncé par manque de courage. Surtout, j’ai réalisé à mon retour que personne en Amérique n’accordait à cette crise européenne le moindre intérêt. »

Le retour à Las Vegas est psychologiquement éprouvant. « C’est à la fin de ce voyage que j’ai commencé à m’interroger sur mon genre », explique Sarah aujourd’hui. « Je pensais aux femmes dans la jungle de Calais (France) et ailleurs, isolées des hommes. Je me disais que si j’avais transitionné à ce moment-là, je n’aurais pas été en sécurité. En fait, j’avais honte à cause de mon genre et ce que je prétendais être, c’est-à-dire un homme. »

Peu à peu, au cours de cette année 2016, le désir d’écrire grandit et se fait de plus en plus insatiable. Un désir qui était déjà là depuis longtemps, bien avant que Michael ne se rende en Europe pour rendre compte du sort des réfugiés. « J’ai déménagé à Las Vegas pour jouer au poker en tant que professionnel, en 2004. En 2006, j’ai commencé à faire de l’analyse pour une société immobilière. De 2006 à 2018 j’ai continué à travailler comme analyste tout en me mettant à l’écriture – je jouais aussi au poker, parfois, à un assez haut niveau. »

Michael n’a pas oublié la promesse qu’il s’est faite à lui-même de ne pas s’auto-censurer. Il retourne en Europe, à Riga (Lettonie) pour y écrire un roman, qui brasse large quant aux thèmes abordés : homosexualité, religion, drogue, poker, argent… et l’amour, aussi, malgré la dureté du monde. Fair. Right. Just  paraît à l’été 2017 et agit comme une libération. « Le vrai début de mon changement de genre a été permis par l’écriture de ce roman », analyse Sarah aujourd’hui. Après sa transition l’année suivante (2018), elle n’a pourtant plus voulu entendre parler du roman. « J’ai senti que je n’avais plus besoin de sa présence désormais. C’était très personnel sur l’amour, la haine, la douleur – c’était aussi vaguement biographique. Ce livre m’a poussé à faire un choix : ou mourir, ou transitionner. »

L’une des dernières apparitions de Michael sur l’Instagram de Sarah remonte à fin novembre 2018. Une partie de son visage est éclairée, l’autre dans l’ombre. Une légende indique : « Reflets d’un homme entre deux âges ».

Politique, FBI et milices pro-Trump

« Voilà, c’est moi », annonce Sarah Ashton Cirillo sur Instagram en juin 2019. À l’écran, une série de photos alterne le visage de Michael et celui de Sarah.

Au fil des mois et des photos postées sur le réseau, le visage de Michael disparaît peu à peu. Le vocabulaire évolue lui aussi ; les doutes, l’angoisse, c’est terminé. Désormais c’est bien elle, Sarah, qui parle. « Tout est possible », lance-t-elle, toujours sur Instagram, dans le courant de l’année 2020, annonçant au passage sa candidature au conseil municipal de Las Vegas. Son rêve ? Que chaque Américain puisse posséder une maison. Son ennemi ? Les grands fonds spéculatifs, qui « volent le rêve américain aux habitants de Las Vegas, du comté de Clark et du Nevada », comme l’indique l’un de ses tracts électoraux de l’époque.

Un positionnement plutôt démocrate en apparence, qui masque en fait une ambivalence de caméléon politique : cette même année, Sarah Ashton-Cirillo coordonne la défense d’un élu républicain notoire à Las Vegas, Leo Blundo, accusé d’arrangements financiers en marge de sa campagne électorale. L’histoire prend alors une tournure de roman d’espionnage : si elle échoue à se faire élire, Ashton-Cirillo a tellement brouillé les cartes à Vegas et au Nevada que les Républicains finissent par la contacter, en dépit de son profil revendiqué d’activiste transgenre.

« C’est vrai » , rigole-t-elle, ils ont vraiment voulu que je travaille pour eux. » En pleines années post-Trump, qu’elle exècre, elle ne laisse pas filer l’occasion et collabore avec certains notables du parti, tout en concoctant un site de coulisses politiques, PoliticalTips. Pour mieux trahir le grand parti conservateur ? D’une certaine façon. De fil en aiguille, la voilà en contact avec des miliciens pro-Trump, les fameux Proud Boys (Garçons fiers) ; ceux-ci se sont notamment illustrés dans l’attaque du Capitole en janvier 2021. L’histoire est éventée dans la presse. Le FBI est aussi mis au courant, d’après Sarah Ashton-Cirillo. Conséquence de l’affaire, une demi-douzaine de personnes sont exclues du parti républicain pour antisémitisme et une émeute — semblable à ce qui s’est passé au Capitole – est évitée de justesse au Nevada.

« Mon histoire avec les républicains s’est terminée en juin 2021. Ensuite j’ai collaboré avec le FBI à qui j’ai donné pas mal d’informations », assure Sarah Ashton-Cirillo. Contacté par l’Avenir, la porte-parole du FBI à Las Vegas, Sandra Breault, se veut prudente. « Bien que les individus soient libres de parler de leurs interactions avec le FBI, nous ne discutons ou ne décrivons pas, dans la pratique, les contacts que nous avons ou avons prétendument eu avec des individus ».

La « créature » honnie des Russes

L’arrivée de Sarah Ashton Cirillo en Ukraine, 10 jours seulement après le début de l’invasion, a commencé par une scène cocasse. Après un éprouvant voyage en train en compagnie d’autres journalistes, la voilà en Ukraine, entourée de gardes-frontière et d’agents de la sécurité intérieure. Du fait de sa transformation physique, ses documents d’identité présentent un autre visage (celui de Michael), ce qui suscite la méfiance des autorités. Ils lui demandent alors d’enlever son postiche et de prouver son identité, une scène qu’elle a relatée pour LGBTQNation.

« Je leur ai fourni les histoires me concernant écrites dans le Washington Post, le Daily Beast, mes propres histoires pour le Nevada Independant, mes articles sur Political.tip », se remémore-t-elle aujourd’hui. « C’est comme ça que j’ai pu leur prouver qu’il existait un écrivain nommé Michael Cirillo, qui est devenu une journaliste nommée Sarah Ashton-Cirillo, et que j’étais en position de continuer à écrire. » Et ce qui devait être un reportage de quelques semaines a muté en quelque chose d’autre, comme souvent dans sa vie. Il y a pourtant, de l’autre côté de l’Atlantique, une famille qui l’attend, enfant compris. « Ils acceptent ma présence ici, tempère-t-elle. Ils ont mis du temps et ça été dur pour eux de comprendre pourquoi je suis restée si longtemps, même en tant que journaliste. Parce que j’étais supposée revenir en quelques semaines. Une fois que j’ai eu rejoint l’armée, ils ont été moins surpris que je reste ici… »

Les médias d’État russes, eux, n’ont pas tardé à s’en prendre personnellement à elle, qui représente à peu près tout ce que Poutine déteste. En tant que combattante étrangère au service de l’Ukraine, bien sûr, mais aussi et surtout en tant que transgenre. À la télévision russe, Sarah Ashton-Cirillo est considérée comme une « créature », et sa notoriété est telle qu’elle est perçue comme une menace directe de l’intégrité du territoire russe.

Le 26 avril dernier, après avoir posté un selfie la montrant près d’un panneau routier indiquant la direction de la ville de Belgorod (à l’est de l’Ukraine, donc), la principale chaîne russe s’est enflammée : « Des Américains transgenres enragés menacent la belle cité russe de Belgorod ! », se sont émus les présentateurs, l’arrière-fond figurant une explosion atomique.

« Cette fois, ils ont admis que je suis une menace pour les criminels de guerre russes », a-t-elle ironisé sur Twitter. Vu ce que les Russes réservent aux LGBT+ qu’ils capturent , on lui demande si elle a peur. Sa réponse : « Quand tu es un blanc de 45 ans avec une vie confortable, ce qui était mon cas, et que tu changes tout, ton genre, ton visage, tu changes aussi tout ce que la société voyait en toi. Et donc c’est un peu comme mourir. Et c’est pourquoi les Russes ne peuvent pas me tuer : je suis déjà morte une fois. »

Vous pouvez lire les comptes-rendus de Sarah Ashton-Cirillo sur Resolute Square et Substack