Les drag queens, reines de la nuit. Ces hommes qui, une fois minuit passé, deviennent d’extraordinaires femmes. Nous nous sommes plongés au cœur de ce club emblématique de Bruxelles : Chez Maman. Des coulisses secrètes à la scène flamboyante, nous avons suivi le parcours de trois drags : Sugar Love, Fernanda Lust et Chloé von Tilt. Parce que leur gentillesse, leur accueil et leur grande humanité nous ont touchés.

Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Paolo est Sugar Love - © Jacques Duchateau
Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Chloé Von Tilt - © Jacques Duchateau
Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Fernanda Lust - © Jacques Duchateau

Chez Maman. Une institution de la vie nocturne bruxelloise. Dans cette petite rue du centre de la capitale, le public fait la file dehors, en attendant que des places se libèrent à l’intérieur. Emmitouflés dans leurs gros manteaux, lors de cette nuit froide, les badauds perçoivent juste quelques notes de musique. Dancing Queen, d’ABBA, résonne à travers le grand volet fermé.

À l’intérieur, une douce moiteur nous accueille dans cette minuscule salle. Un long comptoir traverse la pièce de part en part. Ce comptoir, c’est la scène. Le cat walk.

Bienvenue chez Maman

Depuis que Serge Morel, le fondateur de Chez Maman, s’est retiré, c’est Sugar Love qui mène la danse et accueille le public au son de Bella Ciao. Parce que « faire le drag, c’est un acte politique. Nos numéros sont politiques. »

Derrière son maquillage posé avec beaucoup de talent et de patience, on retrouve Paolo. « Dans mon cas, ce n’est pas que j’ai choisi. Je suis né comme ça. »

Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Fernando devient Fernanda, Sugar Love et Chloé Von Tilt - © Jacques Duchateau
Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Paolo est Sugar Love - © Jacques Duchateau

Paolo rayonne en Sugar Love

Les coulisses de Chez Maman, un endroit gardé secret, où chacun revêt, le temps d’un soir, les costumes de son personnage. « Drag, c’est un travail d’acteur », insiste Paolo. Chaque prestation est précédée d’une longue préparation. Après plus de 2h30 de maquillage, il faut choisir la robe, la perruque, les bijoux qui seront en phase avec le prochain numéro. « Chaque drag a son personnage, son art. »

On est très loin ici des clichés véhiculés par la télévision sur les drags, les transformistes. Sugar Love est avant tout un artiste qui présente un numéro. Tel un chanteur, un acteur, une fois sur scène, il est un autre, un personnage, qu’il a choisi et travaillé pendant de longues années.

« Moi, je suis une drag queen. Pendant 2h30, je me transforme, je fais mon numéro. Une fois fini, j’enlève tout et ma barbe repousse. Je suis Paolo toute la semaine, et le week-end Sugar love reprend le contrôle, mais il y a toujours Paolo derrière. » Sugar Love, c’est la poupée animée par les doigts délicats de Paolo.

Après 2h30 de maquillage, Paolo a coiffé sa perruque et devient Sugar Love, prête à descendre dans la foule de visiteurs pour endosser à merveille son personnage

Une fois dans la salle, au cœur du public, Sugar Love rayonne. Sous son immense perruque blonde, elle traverse la foule des visiteurs, avec là, un sourire, là, une parole délicate.

Sugar Love est maître de cérémonie. Au-delà de la gestion de l’équipe, de l’agenda des filles, c’est elle qui fait le lien entre les numéros.

Fernanda Lust, du Brésil à la scène bruxelloise

Fernanda Lust descend lentement les marches depuis les coulisses. Un sourire énigmatique aux lèvres, elle fait quelques pas sur cette scène mythique. Dans une robe à paillettes couleur d’or, elle impose par sa classe et sa beauté. Fernanda, c’est l’exubérance du Brésil, sa terre natale, ses paillettes et ses plumes.

Mais une fois les portes du club fermées, Fernanda redevient Fernando. Un jeune homme au regard tendre et bienveillant. Il reprend alors le chemin de son boulot, en attendant le vendredi suivant, où il se reflètera de nouveau dans les yeux émerveillés de celles et ceux qui viennent l’admirer.

Dans la vie de tous les jours, Fernando est maquilleur. « Je maquille les femmes ». Un talent qu’il exerce encore le week-end, devant le miroir de Chez Maman. Dans l’intimité des coulisses, Fernando jongle avec les pinceaux, les crayons. Lentement, le visage de Fernanda Lust prend forme, sous ses gestes précis et gracieux. Et quand une autre fille a besoin d’aide, Fernando, patiemment, dessine une lèvre, un sourcil. Parce que l’amitié et l’entraide qui lient les filles de Chez Maman sont pleines de douceur et de bienveillance.

Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Fernanda Lust - © Jacques Duchateau

« Je voulais être acteur. Mon frère (Sugar Love) m’a encouragé à présenter un numéro de drag. » C’était une autre façon d’être sur scène, d’être en contact avec le public.

Fernando porte un soin extrême à ses tenues, ses robes, ses perruques. « Quand j’ai commencé en 2000, pour avoir une robe, c’était quelque chose. Mais maintenant, c’est tellement facile. » Facile, oui, mais cela représente toujours beaucoup de travail et un budget important. « Une robe, c’est 250, 300 €. Une perruque aussi. »

Chaque week-end, Fernando devient Fernanda, avec toujours le même plaisir, la même passion. Parce que pour lui, pour elle, c’est une chose essentielle. « Je fais un numéro d’un personnage que j’aime, d’une chanson que j’aime. C’est d’abord moi qui m’amuse, et le public va directement voir ça sur scène, c’est un échange mutuel. »

Un échange qui fait vibrer l’artiste depuis presque 20 ans.

Chloé von Tilt, quand il devient elle

Derrière le regard plein de douceur de Chloé von Tilt se cache Steve. Un homme quelque peu timide, réservé, qui assume pleinement son art, son personnage et qui incarne celles qui le font rêver.

À 48 ans, Steve/Chloé voit les jeunes drags avec une pointe de jalousie. L’âge n’est pas vraiment une obsession, mais un sujet qu’il aborde humblement. « Ce n’est pas une question que je ne veux pas vieillir, mais quand tu vois tous les jeunes, tous lisses, bien maquillés, c’est pas toujours évident. Je suis de nature quelqu’un qui est jaloux de manière positive. » Dès lors, Steve tente de s’inspirer de cette jeunesse. Elle le motive à rester « fraiche et belle ». Une confession touchante d’un homme serein face aux années qui passent.

Comme Fernanda, ce qui motive Chloé, c’est le plaisir. Le plaisir qu’elle donne au public. Mais surtout le plaisir à se retrouver sur scène, à sortir de sa timidité, de sa zone de confort et à se défier chaque week-end.

« Mon idole féminine ? Grace Kelly, Farah Diba, Maria Callas. Des femmes qui ont une histoire. Des femmes que j’aurais voulu être si j’avais été une femme. »

Le regard du public a changé en 20 ans

Sugar Love, Fernanda et Chloé s’accordent à dire que ce qui a changé en 20 ans, c’est le regard du public. Même s’il reste encore beaucoup à faire.

Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Chloé Von Tilt - © Jacques Duchateau

Sugar Love : « Le public a changé. On a beaucoup de touristes. Mais ça reste un peu tabou. Beaucoup de gens ne comprennent pas, ils associent à la sexualité. C’est toujours une bataille, qui n’est pas gagnée. »

Les spectacles ne se font pas qu’au cabaret, il y a aussi des mariages, des enterrements. Et le public rural est bien différent de celui de la capitale. Plus ouvert, contrairement à ce que l’on pourrait croire.

Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Paolo est Sugar Love - © Jacques Duchateau
Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Fernando devient Fernanda - © Jacques Duchateau
Au cabaret "Chez Maman", à Bruxelles Fernanda Lust et Chloé Von Tilt - © Jacques Duchateau

De son côté, le public que Fernanda préfère, ce sont les hétéros. Et les petits vieux. « Dans la pyramide du public, les hétéros et les gens âgés sont au top. Moi, j’adore faire des spectacles pour les petits vieux, je vais souvent dans des homes. C’est le meilleur public. Les petits vieux ont des étoiles dans les yeux. »

Ce que chacune regrette, c’est le regard parfois acéré du public gay. Chaque détail est scruté avec un regard qui peut être cruel, habillé d’une pointe de jalousie, sans aucun doute. « Ils te regardent de manière très critique. ‘’Oh regarde ses chaussures, oh son numéro, et celle-là, elle fait encore Lisa Minelli’’. » Un effet miroir, probablement. Parce que ceux qui n’osent pas monter sur scène ont la critique facile.

Au-delà du regard, c’est surtout l’acceptation. Reconnaître que quelqu’un puisse concevoir sa vie autrement, même si tout ceci n’est finalement qu’un jeu.

Chloé : « Certaines personnes ne comprennent pas ça. Mais j’ai du respect pour eux s’ils ont du respect pour nous. Chacun a sa liberté de choisir ce qu’il veut. Je ne suis pas la personne pour sauver le monde, pour dire ‘’ tout le monde doit aimer les gay, les trans.’’ Ce n’est pas moi, ça, ce n’est pas mon combat. »

Le regard, l’acceptation, la liberté de choisir ce que l’on veut être. Même si désormais, dans notre société, les portes s’ouvrent, il reste encore du chemin à parcourir.